Dans cette interview, qui fait suite à notre dossier sur l'autonomie de la Banque d'Algérie, paru hier, Yassine Benadda revient, dans le détail, sur ce que devait être la politique de la Banque centrale en période de crise et ce qu'elle devra être à l'avenir. Liberté : Depuis 2016, la Banque centrale a multiplié ses interventions en actionnant les leviers monétaires afin d'amortir les effets du choc externe de la mi-2014 sur l'économie. Par moments, ses interventions étaient d'une proximité flagrante avec la décision politique. Quelle lecture pouvez-vous en faire ? Yassine Benadda : L'indépendance de la Banque centrale vis-à-vis du pouvoir politique est assimilée à un indicateur de modernité dans la gouvernance. Toutefois, l'indépendance est une question bien plus complexe que le choix des instruments ou la quantification des objectifs. Ainsi, la BCE et la Fed sont libres du choix des instruments et de quantifier ou de préciser les objectifs, ce qui n'est pas le cas de la Banque d'Angleterre (BoE), où c'est le chancelier de l'échiquier qui fixe l'objectif. En Algérie, depuis quelques années, la nature et les ambitions de la politique monétaire ont considérablement changé. En effet, la Banque centrale d'Algérie a perdu son peu d'autonomie au profit de l'autorité politique. Elle ne devient qu'un accessoire de l'Exécutif, sortant de fait de ses prérogatives. En effet, au-delà du retournement du marché des hydrocarbures et la crise du Covid-19, la situation actuelle est liée étroitement aux mesures prises par la Banque centrale pour accompagner les décisions politiques : mise en place du financement non conventionnel durant deux ans au lieu et place de réforme pour réduire le déficit budgétaire ou de recours à la dette extérieure ; incapacité à pousser certaines personnes fortunées du pays à placer l'ensemble de leur capital dans le secteur bancaire ; importance du marché informel que la conjoncture politique, économique et l'archaïsme du système bancaire favorisent ; et pour conclure, les politiques de dévaluation du dinar et la réduction du niveau de liquidités des banques dans le but de réduire la consommation et, par conséquent, la facture des importations. Aujourd'hui, les agents économiques se méfient et ne croient plus en la capacité de la Banque centrale à garantir la solidité des banques et, par conséquent, la solidité du système monétaire et financier. Les politiques menées par la Banque centrale ont donc contribué à cette situation ; par ailleurs, elles ont pesé et continuent à peser sur la croissance à moyen terme et d'accroître considérablement l'inquiétude et le ressentiment de citoyens désemparés face à des décisions qui ébranlent leurs quotidiens en matière de pouvoir d'achat, de liquidités et d'emploi. Mais, a contrario, les effets des politiques monétaires sont secondaires comparativement à l'incapacité des pouvoirs publics à mener les réformes structurelles. Au-delà des solutions monétaires mises en place depuis 2016, quel devait être, selon vous, le rôle de la Banque centrale durant la période de crise qui a suivi la chute des cours pétroliers ? La Banque d'Algérie avec les précédents gouvernements aurait dû mettre en place des mécanismes favorisant la construction d'un modèle économique hors hydrocarbures qui limiterait les chocs extérieurs. Un modèle économique durable qui soit la clé de notre indépendance. Pour cela, elle pouvait principalement pousser au développement (l'Algérie compte quatre fois moins d'agences bancaires que le Maroc) et à la restructuration du secteur bancaire, inciter les banques à abandonner le processus d'investissement dans les anciens mécanismes basés sur l'utilisation des machines à échanges électronique ou physique, pour adapter le paiement électronique, afin d'alimenter la banque d'argent numérique au lieu du papier et du métal, mettre en place une politique de développement des marchés de la dette et un réseau de spécialistes en valeurs du Trésor (SVT) contribuant à garantir la réussite des émissions sur le marché primaire et la liquidité des marchés secondaires et encourager les dispositifs et un cadre juridique pour rééquilibrer la part prépondérante du secteur public vers le privé dans le financement de l'investissement. Il a fallu que la Banque centrale intervienne aussi aux fins de favoriser la politique de crédits en direction des ménages qui sont quatre fois moindres qu'au Maroc et faciliter le recours à l'endettement des entreprises privées (24,5% du PIB contre une moyenne de 60,9% pour la zone euro), moderniser le système financier pour développer les opportunités d'investissement et de croissance, augmenter les opportunités d'investissement, qui sont encore bridées en rendant le coût du capital moins cher par la baisse des taux d'intérêt en favorisant l'investissement des entreprises et la consommation des ménages pour les produits locaux. L'institution monétaire devait également contribuer à l'essor d'acteurs financiers rompus aux investissements de capital-risque à destination des PME-PMI et entamer le processus de réforme du régime de change avec la mise en place d'une fluctuation graduelle du dinar. Cette réforme était réalisable en 2014 avec un niveau approprié des réserves de changes, une inflation maîtrisée, une dette publique faible et un secteur financier solide. Quelle devrait être, d'après vous, la future politique monétaire de la Banque centrale indépendamment de sa proximité avec le pouvoir politique ? Si en admet que la Banque d'Algérie devienne indépendante, aucune politique monétaire qu'elle mènera ne pourra être suffisamment efficace sans des synergies qui permettront d'obtenir la combinaison de plusieurs instruments de politique économique, la politique monétaire étant mobilisée au service du même objectif, à savoir la croissance et l'emploi. Malheureusement, la politique monétaire se condamne à l'impuissance, lorsqu'elle est seule, elle ne pourra à elle seule extraire une économie du risque de trappe à liquidités qui s'ouvre à la suite d'une crise financière. En effet, la défiance des agents économiques et les taux sont si bas que le désir de conserver la monnaie devient important, ce qui conduit à la contraction de la dépense, et l'économie se fige. Pour contrecarrer les effets de la crise et remettre l'économie sur les rails d'une croissance économique durable, il est donc nécessaire de mettre en œuvre parallèlement des mesures importantes pour soutenir le financement de l'économie par le canal du crédit bancaire et celui du financement du marché. Les mesures sont de trois ordres : adaptation et extension des opérations de crédit, assouplissement du dispositif de garanties, et des mesures non conventionnelles qui prennent la forme de mesures d'assouplissement de certaines normes de la politique monétaire conventionnelle, voire l'injection graduelle de liquidités dans le système financier. En parallèle, il faut mettre des politiques conjoncturelles ciblées favorisant la croissance économique, l'emploi, la stabilité des prix et l'équilibre du commerce extérieur et des politiques structurelles (garantir la concurrence et la liberté des prix, améliorer la compétitivité des industries...). La crise actuelle a et aura de fortes retombées économiques, qui se traduiront par des chocs sur l'offre et la demande différents de ceux des crises connues par l'Algérie. Des mesures ciblées et de grande envergure sont nécessaires pour soutenir l'économie durant la période de l'épidémie, l'objectif étant d'empêcher les pertes d'emplois et les faillites. Entretien réalisé par : Ali Titouche