Ce village de Boufarik, appelé aujourd'hui douar Souidani-Boudjemaâ, qui a donné à la fois un brave, nommé Mohamed Sellami, et le sanguinaire Antar Zouabri, semble chercher sa voie au milieu d'une grande confusion. Les gens ne croient plus en rien. Le 29 ne leur dit pas grand-chose. Echos et témoignages d'une désillusion. Le village de Haouch El-Gros résume à lui seul cet énorme gâchis qu'est la Mitidja, une plaine devenue plaie, elle qui était surnommée naguère “le grenier de la France”, et qui semble avoir perdu toute fertilité. Ce village, qui a donné à la fois un brave, nommé Mohamed Sellami, et le sanguinaire Antar Zouabri, semble chercher sa voie au milieu d'une grande confusion. Les gens ne croient plus en rien. Le 29 ne leur dit pas grand-chose. Le vrai référendum pour eux devrait s'articuler autour d'une tout autre question : “A-t-on droit à la vie quand on végète si loin de la République du Club-des-Pins ?” Les écouteurs aux oreilles, Badreddine, un jeune de 19 ans, grand, fluet, maigrichon, “tue” le temps comme il peut en se faisant passer du sérum musical dans le sang. De la musique raï probablement. Badreddine est un parent de Antar Zouabri (alias Abou Talha), l'ancien “émir” du GIA abattu à Boufarik en février 2002. Nous l'avons rencontré à Haouch El-Gros, patelin des Zouabri, au moment où nous nous approchions de la maison de l'ancien chef sanguinaire dans une tentative de rencontrer sa mère, Aïcha. Badreddine parle de Aïcha Zouabri en disant “ mani”, “ grand-mère”. En réalité, elle était l'épouse de son grand-père avant d'épouser le père de Antar en secondes noces à ce qu'affirmera Badreddine. Quoi qu'il en soit, AIcha et ses filles ne sont pas à la maison, insiste le jeune gringalet. Sorties ? Cachées ? On n'en saura pas plus. “ Elles sont revenues en 2001”, dit-il. Elles. Aïcha et sa fille Khalida, auxquelles il faudrait ajouter Messaouda, la demi-sœur de Antar. “Comment va la mère de Antar ?” interrogeons-nous.“Elle est âgée et malade. Quand on a perdu tous ses fils, quand on a enduré ce qu'elle a enduré, ce n'est pas facile…” soupire-t-il. Cinq garçons tués ou disparus, trois ans de prison pour soutien au terrorisme (de 1997 à 2000), un mari tué en 1995, il faut dire que la vie n'a pas été tendre avec Aïcha “Nous avons toujours traité cette femme avec respect. Quelle est la mère qui aimerait voir son fils emprunter cette voie ?” argue un jeune du voisinage des Zouabri. Les rapports avec la population ? “Normal”, réplique Badreddine. Normal. Point barre. “Nous n'avons pas attendu Bouteflika pour appliquer la moussalaha”, dit un autre voisin. Bref, à Haouch El-Gros, la famille de l'“émir” le plus médiatique, le plus redoutable du GIA, celui à qui l'opinion attribue la triste invention des massacres collectifs, coule donc des jours plutôt paisibles dans une maison inachevée – comme la plupart des maisons de ce douar, du reste – avec des sarments de vigne pour toute trace de vie. Il est utile de noter que même ailleurs, c'est le même topo pratiquement. Les familles des anciens “émirs” du GIA vivent toutes peu ou prou en bonne intelligence avec leur entourage. C'est le cas de celle de Djamel Zitouni à Birkhadem, ou de Gousmi Chérif à Tixeraïne. Loin de leur tenir rigueur, certains les voient même comme des héros. Sinon, l'attitude générale observée est celle de la pudeur. Attention ! sujet sensible. On n'aime pas trop triturer la plaie. Réveiller les vieux démons du passé. On n'aime pas trop revenir sur ce qui fait mal. Et le passé devient fossile. Devient oubli. Oubli volontaire. Tabou. Amnésie thérapeutique. La haine ? Nous n'avons rien ressenti de tel chez les gens. En revanche, une très grande lassitude. Désespoir à fleur de peau. Horizon bouché. Zéro perspective. La Mitidja est exsangue. À plat. En état de dégradation avancée. La misère fait rage. Et c'est de cette “moussalaha” qu'ont soif aujourd'hui les Algériens, les vrais, ceux d'en bas, loin des meetings folkloriques et des salons feutrés d'El-Mouradia : faire la paix avec la misère sociale. Passer une trêve avec la poisse. La poisse qui ne veut pas que ce pays se relève. Avance. “Le travail ou le maquis” Au moment de notre passage, ils étaient au moins une quarantaine de chômeurs de tout âge à tenir un mur en face de la maison des Zouabri, au quartier dit Sidi Mahfoudh, près d'une kouba éponyme dont la baraka a tari comme une fontaine sèche. Le quartier est délabré, les maisons sont inondées aux moindres précipitations de pluie. Pas de téléphone, pas de gaz de ville, le douar manque de tout. “On nous punit parce que ce quartier a donné Antar Zouabri”, mitraille un jeune avec impertinence. Sentiment d'une punition collective qui ne dit pas son nom. “Sinon, pourquoi le goudron s'arrête à l'entrée du village ? Pourquoi l'autre côté est mieux loti ?” dit un autre. Ça serait donc politique ? “Bien sûr que c'est politique !” est-on persuadé dur comme fer. Un môme balance : “Cette maison a donné des f'houla (des hommes)” en désignant le portail marron de l'antre à Aïcha. “C'est grâce à Aliouet que nous avons pu retaper ce château d'eau”, poursuit-il. Aliouet est le frère aîné de Antar, entré dans l'action armée dès l'interdiction du FIS. “Si les choses ne s'arrangent pas, nous monterons tous au maquis. N'talou gaâ lel jebel !” menace un chômeur hors de lui. Un autre : “T'kamal hakda n'rouhou gaâ l'Chréa !” renchérit-il. Un garnement de seize ans a l'air shooté. “ N'jibelkoum zatla ?” plaisante-t-il. Puis, sérieux : “Je mange un jour sur deux. J'ai arrêté l'école parce que mon père n'avait pas les moyens”, confie-t-il. Un repenti descendu en 1997 à la faveur de la loi sur la rahma explose : “Nous sommes dans la m… Cette paix ne nous a rien apporté. Si les choses restent comme ça, moi je retourne au maquis.” Le projet de charte sur la réconciliation ne leur dit rien. “Men cessez-le-feu ouahna n'votiou. Qu'est-ce que ça nous a apporté ?!” explose un jeune. Azzeddine, 40 ans, célibataire, est en verve quand nous ouvrons la brèche du social. “Nous n'avons rien. S'il y avait quelque chose d'utile ici, vous ne verriez pas tous ces jeunes, tout ce chaâb moisi là à ne rien foutre !” fulmine-t-il. Plein d'ironie, Azzeddine est un puits de métaphores plus cinglantes les unes que les autres : “ Les plus chanceux se font embaucher comme journaliers dans les vergers à 300 ou 350 DA la journée. Moi je travaille un jour et une semaine, je ne travaille pas. Je n'ai pas de sécurité sociale ni ammar bouzouar. On se farcit des lentilles toute l'année, été comme Ramadhan, comme hiver. Quelqu'un qui gagne 400 DA par semaine, dis-moi comment va-t-il nourrir ses enfants ? Il va leur acheter des caprices. Voilà ! Il va les nourrir de bonbons oua salam ! Ou alors, il faudrait que l'Etat nous injecte des sachets de sérum !” Amertume en intraveineuse, heureusement que le sang ne tourne pas avec toutes ces injections de désespoir ! “Aujourd'hui, si tu as de l'eau dans le robinet, tu vas récolter des têtards”, ironise Azzeddine. Pour lui, si beaucoup ont pris le maquis par le passé à Haouch El-Gros, c'est la faute à l'Etat. “Eddoula hiya elli bdet”, assène-t-il. Il se souvient : “Les Nissan des Ninjas débarquaient. Ils te trouvent assis… “ Toi, tes papiers !” Ils te malmènent, ils t'embarquent. Direction : Reggane. Après, plus de nouvelles. Quand les familles viennent chercher après leur fils au commissariat ou à la caserne, on leur dit qu'il a été relâché. Si ça avait continué à ce train juste un peu, tout le monde serait monté au maquis, même les vieilles. C'était insoutenable. Il y avait beaucoup de hogra.” Azzeddine ira voter le 29. Mais comme beaucoup d'électeurs, c'est un geste purement affectif amputé de toute assise politique. Un geste improbable d'adhésion, d'allégeance à cette entité floue nommée Etat. Nation. Destin collectif. Ou tout simplement à la personne de Bouteflika, le gourou en chef, incarnation mystico-totémique du pouvoir politique. Et c'est tout le paradoxe du comportement électoral de l'Algérien en somme. Il n'agit pas en électeur mais en électron. Electron pas libre d'une nation atomisée. Pour le reste, les populations sont parfaitement conscientes que leur quotidien restera le même, que les technocrates et les bureaucrates d'Alger se fichent totalement de leurs déboires endémiques. “Nous dépendons de la mairie de Boufarik. Jamais personne n'est venu nous parler. Nous sommes largués. À Boufarik, ils passent leur temps à changer le carrelage, accrochés à longueur de journée au marteau-piqueur. Ici, jamais on n'a eu droit ne serait-ce qu'à un trottoir”, se plaint Azzeddine. Fouad, un jeune de 28 ans, exhibe un dossier complet Ansej. Il a eu le OK de la banque mais il n'arrive toujours pas à démarrer son projet. “J'ai déposé un dossier pour l'ouverture d'un atelier de couture qui va employer sept personnes. Voilà six mois que j'attends une autorisation de l'APC de Boufarik pour avoir mon registre du commerce. Je ne l'ai toujours pas. J'ai déboursé 26 millions de centimes jusqu'à ce jour, et mon manque à gagner ne fait que creuser.” Un fellah se plaint de son côté de ne recevoir aucun crédit de l'Etat pour faire fructifier son lopin de terre. “Du temps de la France, ce même haouch employait mille personnes. Aujourd'hui, ces vergers ne donnent plus rien faute de moyens. Pourtant, ce sont les mêmes arbres, c'est la même terre ! " Visite aux Sellami Si Haouch El-Gros, c'est le village qui a donné Antar Zouabri, il se trouve qu'il a donné en même temps Mohamed Sellami, figure emblématique de la résistance citoyenne tragiquement disparu en décembre 1995. Nous avons rencontré son frère, Mokhtar, également Patriote. D'emblée, Mokhtar a tenu à faire cette mise au point : “Le problème ne se pose pas entre la famille Sellami et la famille Zouabri, mais il s'agit d'un problème national. Ce projet (de charte pour la réconciliation, ndlr) pose en définitive un problème de projet de société.” Pour lui, le débat sur ce projet aurait dû avoir lieu avant même la rédaction de la charte. Comme tous les Patriotes de la Mitidja que nous avons rencontrés, Mokhtar s'inquiète pour le sort réservé à ce corps à propos duquel le régime semble aujourd'hui embarrassé. Mokhtar Sellami aspire à une reconnaissance réelle, concrète, effective des Patriotes, avec un statut en règle à cet effet. Un cadre des Patriotes de la Mitidja lance : “Nous, la moussalaha, nous l'avons commencée dès 1995. Nous avons assuré la défense de bien des repentis. C'est nous qui disions aux familles des terroristes de revenir, et nous nous sommes portés garants auprès de la famille Zouabri qu'elle pouvait revenir au village et qu'elle ne risquait rien. Les familles ne sont pour rien dans ce qu'ont pu accomplir leurs enfants. Khatihoum. Nous, nous sommes des pacifistes et voulons la stabilité de ce pays”, plaide-t-il avant de reprendre, philosophe : “ Elli âche el harb houa elli yaâref qimet essilm.” Oui. Ne connaît la valeur de la paix que celui qui a vécu la guerre. Pour ce responsable, l'urgence est de prendre en charge les préoccupations de la population de la Mitidja, une population fortement ébranlée par les affres de la guerre. Il n'y a qu'à prendre l'état de Haouch El-Gros pour s'en convaincre, un village complètement délaissé où aucune action publique en direction de la population n'a été faite. “Qu'attendent les pouvoirs publics pour recenser les besoins des gens, notamment des jeunes ? Pourquoi on ne construit pas des infrastructures, un centre culturel, un projet industriel quelconque ? La ville de Soumaâ compte 40 000 habitants, et il n'y a pas de zone d'activité autour.” Ainsi, un plan spécial pour la Mitidja s'impose si nous ne voulons pas que les maquis soient à nouveau revisités par une jeunesse sans perspective. “ Beaucoup de jeunes ont pris la voie du terrorisme pour de l'argent. Pour une paire de Reebok, ils étaient prêts à tuer”, souligne Mokhtar Sellami. “La Mitidja est traumatisée. Moi je suis malade. Ma femme est malade. J'ai sacrifié l'avenir de mes enfants pour ce pays. Y en a marre du folklore. Avec Driassa je te remplis un stade. Le peuple en a marre des discours et des meetings. Il faut un décret présidentiel qui reconnaisse un statut pour les Patriotes et garantisse leurs droits”, martèle ce cadre. Mokhtar Sellami s'indigne : “Dans leurs meetings, Bouteflika et les gens qui font campagne pour son projet n'évoquent jamais les Patriotes ou alors très timidement, comme si c'était nous le problème.” Mokhtar estime que l'heure est à l'éradication de la misère : “Un père qui a quatre enfants est obligé de retirer deux de l'école faute de moyens. La sécurité est revenue mais sans la justice sociale. Sous Zeroual, c'était le chaos et pourtant, tout le monde travaillait. Aujourd'hui, l'Etat dispose d'une manne importante mais, paradoxalement, à 70 $ le baril, certains ne trouvent pas de pain à manger. À quoi sert tout cet argent s'il ne profite pas au peuple ?” M. B.