"Biden va devoir travailler avec un système international qui, depuis déjà un bon moment, échappe au contrôle américain", estime Bertrand Badie. Il ajoute que "sur beaucoup de dossiers internationaux, le nouveau président américain ne va pas remettre en cause les décisions prises par son prédécesseur." Liberté : L'investiture de joe Biden aura lieu demain sous haute surveillance sécuritaire, y aura-t-il un risque de violence ? Bertrand Badie : On est incontestablement dans une conjoncture de violence, comme on en a rarement connu dans l'histoire contemporaine des Etats-Unis, mais il est difficile de dire si cette violence explosera la veille ou le jour de l'investiture ou dans les jours ou les semaines qui suivent. Cela est une question de pari sur l'avenir immédiat. De toute manière, je pense qu'on est entré dans un cycle de violence. Quels sont les défis et difficultés auxquelles sera confronté le nouveau président américain ? Les difficultés sont nombreuses. Il y a d'abord l'état du système international, qui n'est plus aujourd'hui comme il était du temps de la bipolarité, mais dans une situation aux Etats-Unis où le temps de l'hégémonie est passé. Donc, Joe Biden va devoir travailler avec un système international qui, depuis déjà un bon moment, échappe au contrôle américain. Et cela était vrai finalement dès la chute du mur de Berlin (1989) et, paradoxalement, la chute de l'URSS a placé les Etats-Unis face un système international beaucoup moins gouvernable qu'auparavant. Deuxième difficulté, Joe Biden devra compter avec une société américaine qui est profondément en crise. Si, après quatre ans d'exercice fantaisiste du pouvoir par Trump, celui-ci recueille encore 74 millions de voix, c'est bien la preuve qu'il y a une très forte pression à l'intérieur de la société américaine de nature nationaliste populiste, presque aux franges du néofascisme, et cette opposition très violente risque de durer et de bloquer beaucoup d'initiatives du futur président. Troisième difficulté, Joe Biden va devoir s'appuyer sur un parti démocrate qui est, lui-même, sinon en crise, du moins fortement divisé. Il y a au moins trois courants dans le parti démocrate qui sont extrêmement différents les uns des autres. Il y a un courant de droite, un néo-conservatisme soft, conduit par Hilary Clinton. Il y a au contraire une aile gauche qui est très radicalisée et qui est conduite notamment par Bernie Sanders et Elizabeth Warren, qui a des options politiques extrêmement éloignées de celle d'Hilary Clinton et qui ne sont pas non plus celles de Joe Biden. Joe Biden lui-même est dans une posture centriste. Il ne dispose pas véritablement du contrôle du parti qui l'a emmené au pouvoir. Donc, cela va l'obliger à passer une série de compromis qui risquent de paralyser son action. Enfin, il y a une dernière difficulté, c'est que l'appareil institutionnel américain est tel qu'on ne peut pas gouverner aux Etats-Unis sans l'appui solide du Congrès. Or, le Congrès est divisé. Les démocrates ont 50 sièges et les républicains en ont 50 aussi. Certes, la vice-présidente Camilla Harris en tant que présidente du Sénat pourra départager ce rapport de 50/50, mais cela sera très difficile et on sera toujours au bord d'une crise institutionnelle. Et que deviendront les décisions prises par Trump, comme le retrait des Etats -Unis de l'accord avec l'Iran, le classement des Houthis dans la liste des groupes terroristes, et la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental ? Il ne faut pas s'attendre à des bouleversements exceptionnels. D'abord, Biden lui-même a dit, à plusieurs reprises, qu'il y a un certain nombre d'actes accomplis par Trump qu'il ne pourrait pas remettre en cause. Il a dit par exemple qu'il ne rétablira pas l'ambassade des Etats-Unis en Israël à Tel-Aviv. L'ambassade restera à Jérusalem. Il a dit qu'il ne remettra pas en cause ses reconnaissances bilatérales d'un certain nombre de pays arabes, emmenées sous la pression américaine en direction d'Israël. Je ne pense pas non plus qu'il changera radicalement sa politique commerciale, et, notamment qu'il mettra fin au protectionnisme, parce qu'il y a une demande très forte dans les électorats populaires pour le maintien de ce protectionnisme. Donc, le protectionnisme à l'égard de la Chine ne sera pas profondément modifié. Sur le Sahara occidental, on a entendu dans l'entourage de Biden des propos très critiques à l'égard de la décision prise tout récemment par les Etats-Unis, mais il n'a pas été dit explicitement que l'administration Biden reviendrait dessus. Je pense que peut-être qu'ils vont traîner les choses. Mais je ne crois pas qu'on les remettra véritablement en cause. Ne pensez-vous pas que Biden pencherait vers plus de multilatéralisme ? En effet. Les seuls dossiers sur lesquels on peut penser que Biden tentera de faire avancer sont, premièrement, un réengagement au multilatéralisme, notamment l'Accord de Paris sur le climat, un retour dans l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), peut-être un retour vers l'Unesco, et le rétablissement aussi du rôle des Etats-Unis dans l'Unrwa, cette agence onusienne qui est destinée à aider le peuple palestinien. Il y aura probablement un effort de forme fait dans cette direction, mais je ne suis pas sûr que cela conduira à des bouleversements particulièrement remarquables. La deuxième direction c'est vers l'Europe, Biden est attaché à une diplomatie traditionnelle, c'est-à-dire appuyée sur l'Alliance atlantique (Otan) et sur l'alliance avec les pays européens. C'est-à-dire, reconstruire cette sphère occidentale à laquelle il semble très attaché. Là aussi, ce seront davantage de sourires et d'amabilités que de transformations et de bouleversements. Quelle serait sa politique vis-à-vis du dossier iranien ? C'est peut-être là où il y a une petite chance de changements concrets. Pourquoi privilégier ce dossier, parce que Trump avait cassé l'accord du 14 juillet 2015, parce que c'était un accord réussi par son prédécesseur et il voulait en quelque sorte casser ce qu'il a fait. Joe Biden à l'époque était vice-président, il avait joué un rôle dans les négociations de cet accord, il aura à cœur de le rétablir. Mais ce sera très difficile, même si on peut penser que tout le monde a intérêt à rapiécer cet accord. Car, d'un côté, la politique de sanctions des Etats-Unis n'a rien donné, et de l'autre côté, l'Iran a souffert de ses politiques de sanctions. Concernant les autres signataires de l'accord, la Russie, la Chine et trois pays européens, n'ayant pas dénoncé l'accord, aimeraient donc bien qu'il reprenne forme. Il y a une petite chance d'avancer, mais pour le reste je crois qu'il n'y a pas grand-chose. Pourquoi les démocrates tiennent-ils à la destitution de Trump avant la fin de son mandat, qui expire dans quelques jours ? D'abord, symboliquement et politiquement, les démocrates ne pouvaient pas laisser passer les événements du 6 janvier. Si les démocrates n'avaient pas cherché à sanctionner Trump pour ce qui est un écart grave, ils auraient probablement perdu la face. Et puis, il y a aussi une idée plus lointaine : tous les démocrates savent que l'opposition que devra affronter Biden sera dure, peut-être violente et, en tous les cas, paralysante. Donc, un "impeachment", qui est une procédure extrêmement rare aux Etats-Unis, affaiblirait l'image de Trump et peut-être affaiblirait cette pression qu'il risque de faire porter sur le système américain, dès lors qu'il sera dans l'opposition.
Quelles conséquences aura cet "impeachment" sur l'avenir du parti républicain ? Cela, c'est une grande question, parce que le Parti républicain est dans une très mauvaise situation. D'abord, il a perdu l'élection présidentielle et n'a pas réussi à conserver la majorité au Sénat. Bon nombre des caciques républicains, des dirigeants historiques du parti, tiennent Trump pour responsable de cette défaite et ont peur de cette dérive telle qu'elle s'est exprimée le 6 janvier au Capitole. Donc, il y a maintenant deux partis républicains. Il y a un Parti républicain historique que certains leaders comme Mitt Romney ou Mitch McConnell essaient de reprendre en main. Et puis, il y a les électeurs du Parti républicain, les 74 millions qui se sont portés sur la personnalité de Trump, et qui eux, en fait, ne se retrouvent pas dans le Parti républicain classique, mais dans un parti national populiste, qui est incarné par Trump qui est lui-même assez éloigné du parti républicain. Il n'a jamais été un militant du parti républicain, et donc, les républicains traditionnels ont l'impression que leur parti a été volé, détourné. Du coup, ils se posent la question très incertaine de la reconstruction de ce parti ou comment le reconstruire hors de Donald Trump, sachant qu'une grande majorité des électeurs de Trump se sentent plus proches de leur candidat que du parti républicain lui-même. Donc, c'est une crise sans précédent dans l'histoire de ce parti. Comment voyez-vous l'avenir politique de Trump après son départ de la MaisonBlanche ? Trump a muté. Nous le connaissions président des Etats-Unis et un président fantasque, provocateur et brutal. Mais on est en train de découvrir le deuxième Trump, c'est-à-dire le Trump contestataire. Il est déjà en retrait sans avoir quitté la Maison-Blanche, et est déjà entré dans ce rôle nouveau d'opposant et d'apposant radical. Donc, on imagine le personnage qu'il veut incarner. C'est le personnage du tribun, du protestataire et de la grande gueule en quelque sorte qui ne sera plus limité dans son expression au texte institutionnel et présidentiel dans lequel il se trouvait. Je pense que ce dont rêve Trump c'est d'être le grand leader populiste, et de mener un combat d'opposition qui sera très rude. Parce que c'est pour la première fois depuis longtemps aux Etats-Unis que cette opposition sera davantage hors des institutions qu'à l'intérieur de celles-ci. Ça, c'est quelque chose que nous, en Europe, nous connaissons assez régulièrement, mais qu'aux Etats-Unis on n'a pas connu cela depuis la fin du XIXe siècle. Entretien réalisé par : Amar Rafa