La procession poursuit sa marche vers la Grande-Poste. Elle est rapidement étoffée par la foule venant de la place du 1er Mai, de Belcourt et d'El-Harrach. Et soudain les rues d'Alger, jusqu'à 13h30 calme et désertes, résonnent sous l'égosillement de centaines de voix. "Tahya El-Djazaïr, Tahya El-Djazaïr, dawla madania. Tahya El-Djazaïr, Tahya El-Djazaïr, machi âskaria" (vive l'Algérie, Etat civil, vive l'Algérie aucunement militaire), s'époumonent les fidèles, qui sortaient de la mosquée Errahma et les citoyens, qui attendaient patiemment la fin de la prière du vendredi dans les venelles adjacentes. "C'est le miracle du Hirak. La rue est déserte, puis la foule, sortie de nulle part, l'a remplie en un clin d'œil", commente une femme âgée, portant un carton vert sur lequel elle avait inscrit en caractères arabes : "Je suis fatiguée de subir l'échec et l'incompétence." L'étudiant Abdenour Aït Saïd, interpellé plusieurs fois par les forces de la police nationale, prend la tête du cortège en marche à partir de la rue Victor-Hugo. "Fais attention, ne reste pas seul, isolé", le met en garde un groupe de femmes. Il acquiesce d'un signe de la tête. Il se fond dans la masse des manifestants, brandissant, nombreux, le portrait du juge Saâdedine Merzoug, vêtu de sa toge. Un protestataire retourne la pancarte et dévoile cette mention : "Le peuple se souviendra de ses héros." Figure emblématique de la révolte des magistrats contre l'instrumentalisation de la justice, Saâdedine Merzoug comparaîtra, le 4 et le 6 avril 2021, devant le Conseil supérieur de la magistrature, en compagnie de deux autres magistrats. La procession poursuit sa marche vers la Grande-Poste. Elle est rapidement étoffée par la foule venant de la Place du 1er-Mai, de Belcourt et d'El-Harrach. Par groupes, des protestataires se dirigent vers l'hôtel Safir (ex-Aletti en rénovation), épiant l'arrivée de "shab Casbah-Bab-El-Oued", (les gens de la Casbah et de Bab-El-Oued) pour paraphraser un jeune manifestant. "Ce sont eux l'âme de la marche du vendredi à Alger. Ils viennent nombreux, déterminés, souvent avec de nouveaux slogans", nous dit-il. "J'espère que je trouverai une place sur le balcon", lance-t-il, en pressant le pas. Les meilleures images de l'impressionnante affluence des deux quartiers populaires susmentionnés sont prises de la rampe, longeant la rue Asselah-Hocine. Hier, il n'était point possible, toutefois, d'immortaliser, dans des vidéos et des photos, cette séquence de la manifestation. Des fourgons cellulaires de la Sûreté nationale bloquaient l'accès au "balcon". Le défilé des manifestants, sur la rue Asselah-Hocine, dure presque une heure. La foule est dense, compacte. Elle crie "Istiqlal, istiqlal" (indépendance), "Grève générale, yaskout nidham" (par une grève générale, le régime tombera), "Tebboune est illégitime, c'est le peuple qui décide". Etrangement, l'allusion aux élections législatives anticipées est faible dans les slogans. Un non-événement pour les Algériens dans la rue, malgré leurs différences sociales, idéologiques, politiques. Les mots d'ordre, inspirés de la décennie noire, deviennent, également, de plus en plus marginaux au fil des semaines et au gré d'une polémique sur l'incursion du mouvement Rachad dans le Hirak. "Les Algériens khawa khawa", reprennent en chœur les contestataires en remontant vers la rue Pasteur. "Nous constatons une évolution qualitative du Hirak en même temps qu'une décélération quantitative", relève Cherif Dris, politologue rencontré à la rue Khettabi. Il explique la baisse relative de la mobilisation, comparativement avec les marches millionièmes des premiers mois de l'insurrection populaire contre le régime, par l'avènement de l'épidémie virale, les désenchantements de certains hirakistes et la non-structuration du mouvement. "Les revendications ne sont pas homogènes. Certaines collent à un événement, d'autres sont liées aux réminiscences d'un passé non encore soldé (années du terrorisme, ndlr)... Mais la demande structurelle du Hirak demeure le départ du régime", décrypte notre interlocuteur.