Par : Pr. Rachid HANIFI Maître Abdennour Ali Yahia, que l'on appelle affectueusement Da Abdennour, vient de nous quitter, après avoir franchi le cap du centenaire et résisté, quelques mois encore, à l'usure de l'âge. Il s'est éteint, en gardant toute sa lucidité, que j'ai pu apprécier à la dernière visite, que nous lui avons rendue, un ami (Arezki Lakabi) et moi-même quelques jours auparavant. Il était content de nous revoir, après plusieurs semaines d'absence, imposée par la situation sanitaire liée à la Covid-19, et n'a pas manqué de demander des nouvelles d'autres amis qui se joignaient à nous pour des rencontres hebdomadaires que nous lui réservions depuis plusieurs années. Fatigué, il ne pouvait pas beaucoup discuter, mais je retiens ses dernières paroles, avant de fermer les yeux pour dormir : "Le combat continue pour les libertés et la dignité". Le rituel du lundi après-midi, nous l'attendions avec impatience et plaisir, car chaque rencontre était pour nous une leçon de dignité et de patriotisme. Da Abdennour manifestait une mémoire phénoménale, qui nous complexait et nous rendait jaloux, mais nous permettait en même temps d'apprendre notre histoire culturelle et révolutionnaire. Maître Ali Yahia, qui fut un compagnon pénitencier de mon défunt père pendant la guerre anticoloniale, est devenu un second papa pour moi et papi pour mes filles qui l'adoraient. Mon père me racontait son courage face aux tortionnaires coloniaux, auxquels il répétait, après chaque séance de supplice infligée : "Vous pouvez continuer à nous torturer et même nous tuer, vous finirez par quitter ce pays, car le peuple algérien en a décidé ainsi". Da Abdennour avait eu un passage dans le gouvernement de Boumédiene, comme ministre (1965-1968), convaincu par le patriotisme de ce dernier, mais s'en était rapidement démarqué, par rapport au régime de dictature imposé. Il reprit alors son combat pour les libertés, toutes les libertés, ce qui lui valut d'être de nouveau emprisonné sous le règne de Chadli Bendjedid (1983-1984). Son acharnement au droit de s'exprimer librement et de défendre ses opinions, selon le dicton de Voltaire : "Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire", lui a valu quelques inimités de la part de démocrates excessifs, qui lui reprochaient d'avoir pris la défense des dirigeants islamistes du FIS, omettant au passage qu'il avait préalablement défendu les prisonniers d'opinion et de liberté démocratiques, tels que le Dr Saïd Sadi et les frères Aït Larbi. Da Abdennour a toujours prôné le combat pacifique pour les libertés politique, culturelle et cultuelle, avec le droit de tout un chacun d'exprimer ses opinions et le devoir de respecter le choix final du peuple. Il créera, avec le Dr Saïd Sadi et Arezki Aït Larbi, la Ligue algérienne de défense des droits de l'Homme (LADDH) pour poursuivre, dans la légalité, son combat pour la dignité humaine, titre qu'il choisira d'ailleurs pour son ouvrage édité en 2009. Il sera de tous les combats pacifiques, en ne cessant de répéter que la guerre menée contre le colonialisme français n'était pas seulement pour l'indépendance, mais également pour les libertés dont le peuple algérien était spolié. Maître Ali Yahia était un homme de conviction, totalement désintéressé par les privilèges matériels, ne laissant à ses enfants qu'une éducation de dignité comme héritage. Il eut d'ailleurs beaucoup de difficultés pour acquérir en toute propriété, le seul appartement qu'il occupait avec sa famille, depuis 1963, en raison des entraves qu'il rencontra auprès de l'administration (certainement sur injonction politique), alors que ses voisins obtinrent facilement la régularisation. Pourtant, le président Houari Boumediene avait insisté, alors qu'il était ministre dans son gouvernement, pour qu'il prenne une villa que son statut et son passé révolutionnaire lui donnaient comme droit. Il a préféré, jusqu'à sa mort, occuper le même appartement où il a connu le bonheur avec sa défunte épouse et ses enfants. Il a connu des drames familiaux, avec la disparition de son épouse puis de son fils aîné, situation qu'il affronta avec la même dignité et sagesse liée à une foi profonde et saine. Da Abdennour nous avait habitués, un groupe d'amis et moi-même, à une rencontre chaque lundi, depuis une dizaine d'années, pour nous évoquer les éléments marquants de la révolution anti-coloniale, avec une extraordinaire mémoire des faits et des dates, et débattre de l'actualité des événements du pays. Nos discussions, bien organisées, sous son autorité d'instituteur qu'il fut dans les années 1940, portaient essentiellement sur la période de Bouteflika, envers qui il ne nourrissait pas de sympathie particulière, lui reprochant sa stratégie de division politique et de corruption sociale, malgré les moyens dont il disposait durant son long règne. Da Abdennour, qui avait exprimé sa totale adhésion aux revendications du Hirak, alors qu'il commençait à ressentir une grande fatigue, liée à l'usure de l'âge, ne cessait d'adresser des recommandations de pacifisme et de consolidation de l'unité nationale. Lors des débats que nous menions avec lui, chaque lundi, notre Doyen attirait l'attention sur la nécessité de conseiller notre dynamique jeunesse, à l'effet de ne pas répondre aux provocations d'où qu'elles viennent, et d'éviter les tentatives de division des Algériens, particulièrement pour sa chère Kabylie qu'il disait ne pas pouvoir être détachée de l'Algérie, comme cette dernière ne pouvait pas exister sans la Kabylie. La dernière visite que nous lui avons rendue, mon ami Arezki Lakabi et moi-même, trois ou quatre jours avant sa mort, m'avait personnellement affligé, car je n'imaginais pas un tel homme, cloué dans son lit, incapable de tenir une discussion, malgré la manifestation d'une grande lucidité et d'un grand courage de fatalité. Les derniers mots qu'il avait prononcés avant de le quitter étaient "le combat pacifique, pour les libertés, continue", témoignant d'une certaine frustration de n'avoir pas pu assister à l'émergence de la nouvelle Algérie dont rêvent les algériens. Espérons que son long combat pour la dignité humaine ne soit pas vain et puisse bénéficier à nos enfants. Ce serait le plus grand hommage qui serait rendu à cette figure emblématique des droits de l'Homme. Repose en paix Da Abdennour, tu as vécu dignement et tu es parti dignement. Ton combat pacifique pour les libertés et l'unité nationale est encré dans l'esprit de la grande majorité de notre peuple. à Dieu nous appartenons, vers Lui nous retournons