CHRONIQUE de Rabeh SEBAA Après les supputations, les suppositions, les estimations, les approximations, les chuchotements et les susurrements, le nouveau gouvernement. Un gouvernement nouveau sans être neuf. Ni même porteur de promesse de novation. Un gouvernement où les pareils sont remplacés par les mêmes. Et les mêmes par d'autres pareils. Au moment où des appels angoissés fusent de la gorge serrée de l'Algérie de toutes les différences. De toutes les pluralités et de toutes les dissemblances. Cette Algérie bariolée et bigarrée, et qui appelle de tous ses vœux toutes les rénovations de toutes ses institutions. Seule garantie de la consolidation des fondements d'un Etat en mesure de recevoir les demandes sociales tourmentées. De discerner et de saisir le sens de ses invocations et de ses supplications angoissées. Un pays où toute tentative d'éclosion d'une intellectualité sociale a été décimée. Où les sciences sociales et humaines ont de tout temps été méprisées, minorées et ignorées. Avant d'être méthodiquement asphyxiées. Et c'est pour cela qu'on peut changer tous les gouvernements qu'on veut. Autant de fois qu'on veut. Sans parvenir à lire les doléances, les réclamations et les revendications d'une société inquiète. C'est d'ailleurs ce qui s'est fait depuis cinquante-neuf ans. Des dizaines de gouvernements et des centaines de ministres se sont succédé. Mais les urgences sociales ne font que se creuser encore plus profondément et n'arrêtent pas de s'aggraver. C'est bien la preuve que ces aménagements formels n'entament en rien l'inertie structurelle qui constitue la garantie fondamentale et la vertu cardinale d'un système dont la préoccupation centrale est de se reproduire, et donc de durer. Le gouvernement nouveau débarque ainsi dans le fouillis inextricable de notions frappées de suspicion : système, régime, pouvoir et Etat. Le dernier supposé les contenir tous. Mais le mot qui colle étroitement à la peau de la notion d'Etat algérien est bien celui de déliquescence. Un mot à la pédanterie affichée. Et aux remontrances déclarées. Comme pour reprocher ouvertement à l'Etat algérien d'avoir failli à ses prétendues qualités. Comme pour souligner ses manquements à ses supposées vertus. Or, celui qui veut faire de l'Etat une école de vertu ne sait pas quel grand péché il commet, nous disait, déjà, Friedrich Hölderlin. Avant d'ajouter que l'Etat n'est que l'écorce grossière qui enveloppe l'amande de la vie, rien de plus. Voilà ce qu'est l'Etat. Il est à se demander, alors, depuis quand sommes-nous coincés entre l'amande et l'écorce ? Et depuis quand l'Etat n'est même plus cette écorce grossière qui enveloppe l'amande de la vie ? Quant à la qualité de l'amande, dans un pays comme l'Algérie, cela est une autre histoire. Car cela fait des décennies que nous ressassons notre pénitence de subir les affres de l'absence de l'Etat. Les angoisses de l'inexistence de l'autorité de l'Etat. En clair, la plénitude du vide dans toute sa quintessence. La complétude de la vacuité étatique. Drapée de l'omniprésence de sa déliquescence erratique. La débâcle recommencée. À commencer par la capitulation frileuse devant les assauts pernicieux de l'antiscience. Sous la bannière du religieux qui prime effrontément sur le savoir et la connaissance. Suivie de l'institutionnalisation scabreuse de l'ignorance, sous forme de soi-disant cocardes et de présumées bornes blafardes de la constance. Des symptômes de l'absence drastique de gouvernance. Ce qui signifie formellement que l'Etat est réellement en absence. Vous pouvez vous lancer à sa recherche partout. Vous pouvez arpenter plusieurs rues parallèles. Vous pouvez inspecter plusieurs impasses. Ou même prendre l'escalier tortueux du ciel. Dans l'espoir de le croiser. Vous ne verrez aucun Etat en chair et en os. Et même pas en institutions. Où alors tellement difformes que le premier terme qui s'agrippe promptement à votre esprit est encore ce satané vocable de déliquescence. Et vous avez beau l'envoyer balader. Vous avez beau dire que l'Etat n'est qu'une abstraction. Et que cette abstraction est, par nature, incapable de gérer les choses concrètement. Encore moins convenablement. Que cette abstraction est scandaleusement boiteuse, branlante, claudicante et abdiquante. Face aux urgences criantes de la société. Face aux exigences flagrantes de toutes les impérativités. Face à la reproduction amplifiée de toutes les incongruités. Rien ne frémit dans cette imperturbable fixité. Car cela fait des mois que la chape d'effroi qui plane sur l'amande de la vie s'est transformée en voûte de désarroi. Gangrènant les fondements de toute salubre socialité. Relayée par les défaillances, les insuffisances et la mauvaise foi. Les carences, les lacunes, les défections, les pénuries, les manques et les privations. Comme ces chaînes interminables pour retirer quelques billets chiffonnés, dans des bureaux à la mine démesurément consternée. Des bureaux déconfits, pris d'assaut par des retraités affreusement maltraités. Effroyablement terrassés par un soleil rageur. Un soleil déluré qui se joue malicieusement de ces grappes serrées d'os défaits. Des retraités qui attendent depuis l'aube. Exténués. Fourbus. Ereintés. Désorientés. Pour finir liquéfiés par le manque de liquide. Transis par l'absence de liquidités. Une mortification répétée pour tous ces retraités qui restent longtemps figés devant ces murs décrépits. Avant de rebrousser le chemin de l'amertume. Et s'empaqueter, encore une fois, dans les rets de l'affliction et la nasse noueuse de l'abandon. L'abandon d'un Etat qui manque de liquide, de règles solides et de gestion limpide. Et c'est, sans doute, pour ces raisons qu'il manque d'air aussi. Obligeant les familles des patients agonisants à s'engouffrer dans les méandres encrassés du marché noir de l'air. À la recherche de ces poches d'oxygène et de ces respirateurs artificiels inexistants. Ou alors négociés à des prix ahurissants par de sombres entremetteurs de la mort. Là aussi notre Abstraction brille par sa proverbiale absence. Par la démocratisation effrénée de son inexistence. Et par la banalisation immodérée de toutes ses impuissances. Comme celle qui pousse des milliers d'enfants à s'incruster dans le néant. En chevauchant des vagues indomptées. Des vagues meurtrières. Pour troquer les rêves graciles de l'enfance contre les illusions futiles d'une piteuse promesse d'insouciance. Encore un stéréotype mortel, nourri par la permanence de l'absence. Par le vide sidéral consécutif à l'abandon de l'adolescence. Dans les plus insoutenables et les plus injustifiables des circonstances. Retraités, malades et enfants en détresse sont tous livrés aux bras râpeux de l'incompétence. Tous délaissés, oubliés, abandonnés. Alors que dans son sens premier, le mot Etat, qui vient du latin status, dérivé du verbe "stare" signifie "se tenir debout". Sa fonction première est donc d'être debout. Aux côtés de tous ces laissés-pour-compte. Tous ces damnés désorientés. Or, pour être debout, il faut se tenir droit. Et c'est sans doute pour cela que les mots Etat et Droit forment un beau couple quand ils se tiennent fermement par la main. Mais quand ils sont irrévocablement divorcés, il s'agit d'un simulacre d'Etat. Qui n'est ni debout ni droit. Et où tous les coups tordus fusent profusément. Les fausses promesses, les déclarations emphatiques et les proclamations dithyrambiques. Arrosées copieusement de mensonges mirifiques. Sans sourciller. Sans avoir le moindre froid aux yeux. Nietzsche l'avait bien saisi en déclarant que l'Etat est le plus froid des monstres froids. Le mensonge qui s'échappe froidement de sa bouche est : "Moi l'Etat, je suis le peuple." Sans être ni présent ni debout aux côtés de ces peuplades paumées. Ces cohortes de retraités troublés, ces innombrables malades isolés et de ces milliers d'enfants déboussolés. Tous attendent un Etat qui se tient debout. Droit dans ses bottes. Mais quand ces bottes se trouvent à mille lieues, seuls leurs fantômes flottent facétieusement sur la face blafarde de toutes les vacuités. Sur une contrée pleinement désertée. Et où la main de l'Etat n'ose jamais mettre les pieds.