L'espace Frantz-Fanon a accueilli, hier, une vingtaine d'artistes kabyles, essentiellement des chanteurs, venus dénoncer “la situation qui est faite à la culture en général et à la chanson en particulier dans la région”. Dans une déclaration préliminaire datée du 21 janvier et adoptée par le groupe qui a pris cette initiative, un certain nombre de vérités sont rappelées d'emblée. Ainsi y est-il dit, “il est de notoriété publique que les artistes kabyles ont été le fer de lance de tous les combats citoyens. Ils ont notamment contribué à l'éveil des consciences et à la sauvegarde de la mémoire collective”. La déclaration lue par l'artiste-peintre Arezki Larbi réaffirme, par ailleurs, que “conscients du combat pour la démocratie que mènent les citoyens de Kabylie, les artistes kabyles qui ont toujours été à l'avant-garde des luttes pour les libertés publiques ne peuvent qu'être aux côtés des citoyens. Plus que solidaires, ils se revendiquent du mouvement citoyen qui porte les aspirations légitimes du peuple algérien”. Faisant référence aux pressions que subit un certain nombre d'entre eux depuis quelque temps et qui visent à les faire taire, ils s'insurgent contre la “prise d'otage” dont ils sont victimes en même temps que leur public. Ouazib Mohand Ameziane nous dira avant le début de la conférence qu'ils comptent “faire cesser le terrorisme intellectuel et faire retrouver à l'artiste sa liberté”. Aït Menguellet investi du rôle de porte-parole de ce groupe composé, entre autres, de Hacène Ahrès, Khelloui Lounès, Brahim Tayeb, Si Moh, Ouazib et d'autres moins connus mais tous aussi convaincus de la nécessité de leur action, prend la parole pour aller droit au but : “J'ai lu un journal où il était dit que c'est ici qu'allait se décider la participation ou la non-participation des artistes kabyles à l'Année de l'Algérie en France. C'est faux. Ce n'est pas l'objet de cette rencontre. L'Année de l'Algérie en France nous sert de prétexte pour nous permettre de dénoncer l'éteignoir sous lequel on tente de nous placer, notre muselage, la mort programmée de la chanson et partant de la culture kabyle. Pour ma part, j'attendais de cette année de l'Algérie à Paris qu'elle me permette de faire ce que j'ai toujours fait, soit porter haut le flambeau de la chanson kabyle algérienne. En aucun cas, je n'ai eu en tête l'idée de représenter un pouvoir, un système, une politique.” Lounis estime que lorsqu'il y a des problèmes, et il y en a en Algérie, il faut en parler. Il trouve inconcevable que la chanson kabyle soit absente de Djazaïr 2003. “Il est possible que je me trompe sur le plan politique, dira-t-il, mais je défends le fait de dire, pas celui de se taire”. L'Année de l'Algérie en France offre, estime Aït Menguellet, la possibilité de dénoncer les malaises de la Kabylie, de l'Algérie tout entière. Avec une colère contenue, Lounis dit que l'idée du boycott de cette manifestation lui est parvenue d'une manière diffuse. “On ne m'a jamais consulté. Je ne serais peut-être pas un artiste dans l'esprit de l'entité qui a décidé de cela. Une entité dont j'ignore la composante”. Il révèle qu'un chanteur auquel il n'a pas demandé l'autorisation de citer le nom a été formellement menacé de mort en cas de participation et que lui-même a reçu une mise en garde amicale de la part de Takfarinas qui lui aurait dit que ce coup-ci il avait 97 % de chances de couler définitivement ! Sous-entendu après les applaudissements prodigués à Bouteflika à Tizi Ouzou. “Mes arguments ont même fini par convaincre Takfarinas de la nécessité d'une participation des Kabyles à cette année mais ça n'a pas suffi à lui faire changer de position.” Concernant l'origine des pressions, Aït Menguellet est formel, elles ne viennent ni des partis politiques, a fortiori du RCD ou du FFS, ni du mouvement des archs. “Je fais moi-même partie du arch d'Iboudraren”, précisera-t-il. Les artistes qui se battent pour la libération des détenus de Kabylie voudraient, cependant, qu'on pense à les libérer eux-mêmes. Hacène Ahrès, une idole jeune mais confirmée, estimera, pour sa part, que cette conférence aurait dû se tenir il y a longtemps. Cette action qui est une expression d'un ras-le-bol et qui pose les prémices d'un mouvement de révolte, estime Ahrès, fera en sorte qu'à l'avenir un artiste ne pourra plus jamais être assimilé à “un chewin-gum qu'on jette une fois le sucre qu'il contient épuisé”. Il déplore, par ailleurs, que leurs aînés aient fait de la chanson un combat et que les chanteurs de sa génération soient obligés de combattre pour chanter. Devant un parterre plein, composé de journalistes et de nombreux hommes de culture venus en observateurs, Brahim Tayeb, un non-voyant qui a fait de la chanson son métier et qui tient à l'exercer en toute liberté, n'en dira pas moins. “Avant, rappelle-t-il, les conditions sécuritaires nous empêchaient de travailler, aujourd'hui,c'est le Printemps noir, le mouvement qui s'en est suivi et la nécessité de faire le deuil de nos morts qui nous entravent. La chanson n'exprime pas nécessairement la joie que je sache ! Elle dit tout et notamment cette douleur qu'une manifestation comme l'Année de l'Algérie en France aurait permis de porter à la connaissance du monde”. Si Moh, un énorme chanteur, n'ose pas de discours, ce n'est pas “son truc”, il en a été de même pour Lounès Kheloui qui a tout de même tenu à dénoncer le fait de retrouver son nom sur une liste de boycotteurs. L'ampleur de la colère de ces artistes décidés à monter au créneau n'a d'égale que leur coutumière réserve. Ceux qui connaissent la chanson kabyle auront constaté, en effet, qu'ils n'avaient pas face à eux des accrocs du mégaphone ou des tribunes politiques. Un confrère de la Chaîne I demande à Aït Menguellet s'il ne craint pas demain d'être obligé de sortir, encore une fois, un album pour répondre aux détracteurs qui ne manqueront pas de se manifester après cette nouvelle sortie médiatique. “Pas question de sortir quoi que ce soit pour me justifier. J'assume. D'ailleurs il faut préciser que nous ne sommes pas là pour parler de l'Année de l'Algérie en France mais de liberté d'expression pour les artistes que nous sommes. Je continuerai à faire mon travail tout en disant ce que j'ai à dire au risque de voir mon intégrité physique menacée”. Liberté, liberté, liberté ! tel a été le credo des artistes venus dénoncer le bâillonnement dont ils sont les victimes, hier, à Riadh El-Feth. L'idée de Ouazib de créer une association d'artistes kabyles semble déjà faire du chemin puisque le groupe qui a pris l'initiative de la réunion de ce 21 janvier 2003 est déterminé à s'élargir et à se battre jusqu'à ce que l'étau soit desserré. M. O. Les organisateurs de Djazaïr 2003 satisfaits Selon l'APS, le Commissariat général de l'Année de l'Algérie en France (CGAAF) s'est réjoui de la position du collectif d'artistes kabyles qui a démenti avoir “boycotté les manifestations culturelles programmées dans le cadre de l'Année de l'Algérie en France”. Réagissant à cette prise de position, le commissariat a réitéré son invitation à l'ensemble des artistes kabyles et les a conviés à participer à cette manifestation pour laquelle un large programme va être incessamment mis sur pied. Le commissariat réaffirme en outre qu'il n'a “à aucun moment écarté”, quelque chanteur que ce soit, précisant qu'il s'agit là de l'Année de l'Algérie en France “pour tous, sans exclusive”.