Par : Pr Farid Chaoui Nous nous attendions depuis un moment au pire : l'Homme est ainsi fait, à braver la tourmente, à avancer coûte que coûte en traînant son fardeau de peine et de malheurs. Mais le poids du tourment et l'usure du temps qui ne passe pas font que, comme le serpent qui fait sa mue, on finit par perdre le mince vernis que l'œuvre de milliers d'années d'évolution est parvenue à nous distinguer des hyènes et des vautours. Et nous voilà ramenés à notre condition de prédateur insatiable et de nécrophage ! L'indicible horreur est survenue comme la gifle qui réveille les rêveurs et les morts. "Est-ce ainsi que les Hommes vivent ?" pleurait déjà le poète. Est-ce ainsi que le peuple de Mohand u M'hand, de Nedjma, d'Issiakhem, de Khaldi chantant Bakhta ou de Mustapha Toumi nourrissant la voix d'El-Anka, de Benguitoun pleurant Hizia et de bien d'autres poètes et troubadours dont la complainte m'obsède et m'interpelle en ces jours funestes ; est-ce ainsi, disais-je, que mon peuple a décidé de vivre ? Ni l'élan spontané d'une majorité solidaire et compatissante ni les déclarations affligées, encore moins les discours lénifiants n'effaceront cet affront à la dignité de l'Homme et ce piétinement assumé de ce qui nous reste d'humanité ! N'était la magnifique déclaration du père de la victime auquel je présente mes plus tristes condoléances et m'incline humblement devant sa foi, son courage et son humilité, nous aurions tous plongé dans la schizophrénie et la paranoïa. La seule question qui vaille encore d'être posée est : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment ce peuple qui a tant souffert, traversé les pires épreuves, bravé guerres, tortures, prisons coloniales et guerre civile, parvenant à chaque choc à montrer courage, solidarité et résilience, peut-il s'abaisser à commettre un meurtre collectif comme celui de talibans lapidant une femme au milieu d'une foule en délire ? J'accuse ceux dont la mission est de gouverner par l'art de la sagesse de s'être laissés aller à des déclarations précipitées et irréfléchies, incitant ainsi une foule chauffée à blanc par les ravages de la pandémie et la faillite des hôpitaux, par la pénurie d'oxygène, d'eau et de médicaments, par la misère sociale grandissante, au délire paranoïaque collectif qui fait perdre toute raison et toute retenue. Car, enfin, nous savons tous, du moins ceux qui se sont aventurés récemment dans nos bois, particulièrement en Kabylie, que la broussaille jamais fauchée, jonchée de milliers de bouteilles et de canettes représentait déjà un facteur majeur de départ d'incendie. Que trois années consécutives de sécheresse augmentaient sensiblement le risque et que l'extension urbaine incontrôlée dans ces zones accidentées allait faire le reste. En attendant les résultats des enquêtes scientifiques sur la cause des incendies, je resterai respectueux des propos officiels évoquant l'origine criminelle de certains d'entre eux. En revanche, j'accuse les vrais pyromanes, ceux qui se sont jetés sur les réseaux sociaux pour propager les informations les plus alarmantes avec, au sommet de l'horreur, la vidéo montrant une foule de sauvages exécutant dans un rite de vaudou barbare une danse sinistre de meurtre rituel. J'accuse l'école d'avoir préparé nos enfants à franchir le pas du meurtre comme ils franchissent tous les jours celui du suicide en s'embarquant dans des fétus de paille. J'accuse nos médias de bêtifier les foules en s'emparant sans limites de la parole publique pour en faire des slogans puérils et démagogiques. J'accuse la gestion politique des conséquences de la guerre civile des années 1990, en amnistiant sans juger, en amalgamant bourreau et victime, d'avoir sanctifié la violence et banalisé le crime. J'accuse la politique culturelle officielle, étroite et dogmatique, niant les particularismes et refusant l'expression libre de la différence, d'avoir poussé vers les extrémismes les plus réducteurs et les plus violents, d'avoir réduit la pensée à des syllogismes archaïques vous désignant par exemple coupable parce que vous seriez "étranger" ! Voilà ce qui arrive lorsque l'on refuse à la société toute autonomie, quand on la dépouille de tout encadrement politique, la livrant à tous les Savonarole manipulateurs et manipulés, semant des discours de division et de haine. Ce qui s'est passé en Kabylie prouve que les institutions politiques ont été effacées et que les structures traditionnelles propres à cette région sont désormais impuissantes ! Rien n'effacera jamais ce crime contre nous-mêmes. Rien n'apaisera ni la colère de nos ancêtres ni le chagrin de nos mères, encore moins la fureur de nos martyrs ! Reste-t-il malgré tout un brin d'espoir ? Peut-on encore espérer que cette tragédie racinienne nous ouvrira les yeux sur la dérive de notre société et de nos institutions et appellera enfin à l'arrêt de cette descente aux enfers ? L'avenir proche nous le dira !