L'Algérie avant tout", martèle, ce matin, Noureddine Bensmaïl, sorti de l'anonymat le 11 août dernier, le jour où le pays a failli sombrer dans l'abîme. Le père de Jimmy, qu'on reconnaît de loin à ses cheveux poivre et sel, accueille une délégation de citoyens, de sages et d'élus locaux, venue de Larbâa Nath Irathen dans une communion scellée." On connaît mieux nos morts que nos vivants ! Ironie de la vie qui se joue de nos parcours. Avant le tragique événement de Larbâa Nath Irathen, le 11 août dernier, peu d'Algériens connaissaient Djamel Bensmaïl. Seuls ses proches, amis et followers sur les réseaux sociaux savaient sa passion pour la guitare, son engagement pour la nature et pour un avenir meilleur pour sa patrie qu'il chantait dans les rues du Hirak avec un amour rastafarien. "Silmiya, Silmiya", clamait-il à Alger, à Béjaïa ou encore dans les rues de sa ville natale, à Miliana, au milieu d'autres inconnus. Son combat, il le menait comme des milliers d'autres Algériens, avec nulle autre conviction que celle de l'unité et de l'espoir. Aujourd'hui, on peut parier que tous les Algériens du Nord au Sud, d'Est en Ouest connaissent ce jeune homme au corps frêle et au regard meurtri. Hélas, Djamel n'a pas été célèbre pour ses chansons ou pour cette belle toile qu'il nous lègue ; celle d'un arbre printanier sur un fond bleu limpide. Un tableau devenu viral et partagé des milliers de fois sur Facebook et Twitter. L'artiste de Miliana, pris pour un pyromane dans la montagne kabyle, est sorti de l'ombre en la traversant dans un cortège d'insultes et de coups meurtriers. Mais quelque chose nous dit qu'il a déjà pardonné à ses bourreaux. Une conviction qui proviendrait de cette paix et de cette sérénité avec lesquelles nous l'avons tous pleuré, et puis cette grandeur d'âme, cette dignité et immense sagesse dont a fait preuve son père Noureddine. Tel père, tel fils ? Nous confirmerons cet adage quand son jeune cousin Abdennour, informaticien dans un média public, rencontré, ce mercredi 15 août, dans le quartier de Djamel, nous raconte cette anecdote qui surgit comme une légende... Il y a trois années de cela, dans les rues de la ville historique aux mille eucalyptus, Djamel se querelle avec trois jeunes, des amis lointains. "Une histoire de jeunes qui a dû mal tourner", raconte son cousin. Les esprits s'échauffent et Djamel est très vite pris à partie. Une bagarre éclate. Djamel tente de se défendre comme il peut, rendant les coups de poing, mais sans, toutefois, faire le poids. "Contre trois personnes, deux bras, même ceux d'un boxeur ne peuvent pas grand-chose", ironise Abdenour qui esquisse un sourire en se rappelant cette anecdote. Des citoyens témoins de la scène s'interposent et mettent fin à la mêlée. Djamel décide alors de rentrer chez lui, le visage tuméfié. Arrivé dans son quartier, à Sidi Brahim, ses voisins, des jeunes de son âge, accourent vers lui, intrigués par ce qu'il est arrivé à l'artiste du quartier. Djamel leur raconte sa mésaventure. Ses amis forment aussitôt un groupe et décident d'aller à la recherche des trois jeunes baroudeurs pour leur infliger une belle correction. Mais Djamel refuse d'entendre parler de vengeance et tente de raisonner ses amis de quartiers, prêts à en découdre. "Non. Laissez tomber. N'allez pas à leur recherche. Ce qui est arrivé est arrivé...", leur a-t-il dit, se souvient encore le cousin du défunt. Irrités et déterminés, les voisins de Djamel partent quand même à la recherche des trois jeunes qui s'en sont pris à l'enfant du quartier. Djamel prend alors son téléphone et appelle une des personnes avec qui il s'était battu pour l'avertir. "Et c'est comme ça que Djamel a épargné aux trois jeunes de subir le même sort que lui", raconte Abdenour. Nul doute que c'est avec cette même grandeur d'âme, de tolérance et de pardon, que trois années plus tard, le père de Djamel a évité à l'Algérie une descente aux enfers certaine. Le prophète "L'Algérie avant tout", martèle, ce matin, le père de Djamel, sorti de l'anonymat le 11 août dernier, le jour où le pays a failli sombrer dans l'abîme. Le père de Jimmy, qu'on reconnaît de loin à ses cheveux poivre et sel, accueille aujourd'hui une délégation de citoyens, de notables et d'élus locaux, venue de Larbâa Nath Irathen, la ville témoin du crime odieux commis contre l'artiste de Sidi Brahim. Tout Miliana est au courant, ce mercredi, de l'arrivée de cette délégation qui a fait le déplacement des collines kabyles, noircies par les cendres laissées par les feux de forêt, jusqu'au pied du majestueux mont verdoyant du Zaccar, pour présenter ses condoléances et compatir à la douleur de la famille du défunt. Noureddine Bensmaïl reçoit les "pèlerins" en leur donnant l'accolade. Digne, il assure, à plusieurs reprises, les gens de Larbâa Nath Irathen qu'il les accueille chez lui comme il aurait accueilli les membres de sa propre famille. "Vous êtes nos frères. Je suis un homme heureux de vous recevoir aujourd'hui chez moi", leur dit-il avec un sourire qui ne quitte pas un instant son visage bienveillant. Un habitant du quartier, sous un balcon où flotte l'emblème national, nous affirme que la maison de Djamel ne désemplit pas depuis l'annonce de la terrible nouvelle. Des dizaines de personnes viennent chaque jour exprimer leur solidarité avec la famille Bensmaïl. "C'est chaque jour comme ça depuis deux semaines. Les gens affluent des quatre coins du pays. Toute l'Algérie s'est retrouvée ici", révèle le voisin de Djamel, qui ajoute être mobilisé, comme tous les jeunes du quartier, pour recevoir ces Algériens inconnus qui viennent, dans un élan spontané, exprimer leur sympathie à la famille du défunt. Mais à Miliana, tout le monde ne parle, ce matin, que de cette délégation de Larbâa Nath Irathen où Djamel avait rendez-vous avec l'horreur, alors qu'il était parti pour aider les villageois de Kabylie luttant contre les gigantesques flammes qui ont tout dévoré sur leur passage. Bien que symbolique, ce geste ne manque pas de sens. Et chez les Milianis, ce déplacement est apprécié à sa juste valeur. Dans le quartier de Djamel, il est perçu comme la preuve de l'unité des Algériens qui savent transcender, même dans la douleur, leurs divergences et se dresser comme un rempart contre ceux qui attisent la haine. Noureddine Bensmaïl ne veut en aucun cas entendre parler de division et encore moins de culpabilité. "Mes frères de Larbâa Nath Irathen et de toute la Kabylie ne sont pas coupables", martèle-t-il devant les caméras des rares journalistes assurant la couverture de l'événement. "Ceux qui ont perpétré ce crime contre mon fils ne représentent même pas leur propre personne", assène-t-il. La bonté incarnée ? Oui, mais pas seulement. Le père de Djamel a fait preuve d'un haut sens de responsabilité devant l'histoire au moment où des appels à la vengeance commençaient à pulluler sur les réseaux sociaux. Dans la confusion générale qui a suivi l'assassinat de son fils, et alors que toute l'Algérie, inquiète, retenait son souffle, présageant le pire, Noureddine Bensmaïl brise le silence et apparaît, le 11 août, à la télévision tel un saint d'un autre temps. Il lance aussitôt un appel à tous ses compatriotes pour ne pas succomber aux voix de la haine, et ainsi, éviter que le pays plonge dans la fitna. L'Algérie découvre ce jour-là un semeur de paix et s'incline devant une figure "prophétique". Depuis Noureddine, malgré-lui, est porté par le peuple comme le symbole d'une sagesse rare et d'un patriotisme à toute épreuve. "Je ne voudrais pas que mon pays bascule dans l'irréparable. Je ne souhaiterais pas que l'assassinat de mon fils soit le prétexte idéal pour les instigateurs du chaos de mettre le pays à feu et à sang", affirme-t-il, encore aujourd'hui, dans son quartier d'où s'élèvent, en cette fin de matinée, les psalmodies dites par l'imam de Larbâa Nath Irathen entouré de religieux. Eteindre les feux de la discorde Chez les Bensmaïl, la culture de la paix est un trait de famille. Khaled, l'oncle de Djamel, rencontré sur place, ne cache pas son émotion de voir aujourd'hui les portes des maisons de son quartier toutes ouvertes aux gens de Larbâa Nath Irathen. "J'ai ressenti beaucoup de sincérité dans les sages propos de nos amis venus aujourd'hui de Kabylie. Ils mettent du baume au cœur et Dieu sait que nous en avons tellement besoin", affirme cet homme dont la lucidité effleure les voix célestes. "C'est un beau message d'unité", dit cet ancien secrétaire général du parti du Mouvement démocratique pour l'Algérie, créé au début des années 1980. Il avoue n'avoir jamais eu autant peur pour son pays que lorsqu'il a entendu tous ces appels à venger Djamel, en stigmatisant toute une région du pays. "J'ai senti le danger. Fort heureusement, la sagesse a vite repris le dessus", se réjouit-il aujourd'hui, en espérant que les voix de la tolérance retentiront partout dans le pays. "Nous devons cultiver la paix. Nous devons être sages et responsables. Tout le monde est responsable dans ce malheur. Pouvoir et citoyens", dit-il, avant de lancer un appel à faire barrage contre la discorde et le discours de haine. "Journalistes, hommes politiques, intellectuels et artistes ou encore le simple citoyen doivent désormais porter et cultiver ce message de tolérance et de paix. Nos jeunes, surtout nos jeunes, en ont extrêmement besoin. Nous sommes passés à côté du pire. Cela doit plus que jamais nous interpeller et nous inciter à nous mobiliser pour que notre jeunesse ne tombe pas dans le piège des amalgames et du discours haineux", précise-t-il. À 13h, alors que la délégation de Larbâa Nath Irathen, accompagnée de la famille Bensmaïl et de leurs voisins, quitte le quartier Sidi Brahim pour se rendre au cimetière et se recueillir sur la tombe de Djamel, une femme, la cinquantaine, voisine des Bensmaïl, prend la parole devant la procession silencieuse et, d'une voix profonde, invite le cortège d'hommes à la prière : "Braves et sages hommes, portez ce message de paix et semez-le sur votre chemin. Priez pour Djamel. Priez pour toutes ces personnes qui ont trouvé la mort dans les flammes de Kabylie. Et que justice soit rendue aux âmes arrachées à leurs parents. Soyez les dignes fils de cette Algérie et barrez la route aux voix de la fitna. Cultivez la fraternité. Nous sommes un seul et même peuple et que Dieu préserve notre pays."