Face à un public nombreux, heureux de le retrouver après une longue absence, le Maître a exécuté magistralement ses plus grandes chansons. Aït Menguellet, Nouara, Karima, et d'autres artistes avaient repris, en première partie, quelques-uns de ses succès. La Coupole du 5-Juillet a été lundi le temple d'un immense rendez-vous artistique. Un moment de pur bonheur. Le temps d'une soirée magique dédiée à Chérif Kheddam, le maître de la chanson kabyle qui a fêté ses 50 ans de carrière. Il a enregistré sa première chanson Yellis n'tmourthiw chez Pathé Marconi en septembre 1950. Les travées de la salle, relookée pour l'occasion, et une bonne partie de l'aire de jeu sont remplies de monde. Autant de personnes qui ont, juste après la rupture du jeûne, pris le chemin de la cité olympique. Passe pour l'embouteillage, les nerfs en boule ; l'essentiel pour ce public est d'être au rendez-vous avec le Maître (avec un grand M). Un public à cheval sur trois générations, mais avec une dominante de nostalgiques quadras. À l'image de Hamid, chirurgien dentiste, qui voue un culte à celui “qui a formé mon oreille, qui a bercé mon enfance, qui m'a appris à regarder la Kabylie avec les yeux de Chimène”. Des invités de marque aussi, dont Abdelmalek Sellal, Khalida Toumi, qui y est pour beaucoup dans cet hommage, Lamine B'chichi, Issad Rebrab. Vingt-deux heures : le spectacle peut enfin commencer. L'orchestre symphonique, sous la houlette du maestro Bradaï Nachid, prend place sur la scène revêtue d'un tissu bleu-nuit. Quelques mots d'hommage de l'animateur pour dire à l'assistance la place de Chérif Kheddam, son apport artistique, ses efforts à donner à la chanson kabyle, sa place dans la mouvance universelle. En arrière-plan défilent sur un écran géant qui surplombe la scène les paysages pittoresques de la Kabylie, les images d'une vieille vidéo de l'artiste prises lors d'un hommage qui lui était rendu par les habitants de son village natal, Boumessaoud. Le ballet de l'ONCI, dirigé par Sahra Khmida, donne le ton avec une chorégraphie au rythme de T'sghanigh thamourtiw, un vieux tube de Chérif Kheddam. Place aux “jeunes voix”, trois jeunes filles, Kenza, Mila et Malika, qui ont interprété des textes du maître, parce qu'il voit en elles des graines de stars qu'il veut aider à mettre le pied à l'étrier pour assurer la relève, souligne l'animateur. En chantant A tha kemichth b'wakal, un texte dédié au travail de la terre chanté dans les années soixante-dix par Nouara, Malika a donné la mesure de ses capacités vocales qui la destinent à une grande carrière. Si elle est prise en charge. Arrive ensuite le tour de chant de Taleb Tayeb et Brahim Tayeb. Ce dernier, après un léger prélude au luth, se met au diapason de l'orchestre pour interpréter Sin Iberdan (Deux chemins). S'achève ainsi la première partie du programme sur ces voix de demain, qui promettent un avenir et une relève pour la chanson kabyle, aujourd'hui à la recherche de nouveaux repères. NOUARA, LA DIVA L'animateur, qui n'a pas tari d'éloges à l'égard de ces jeunes qui venaient de quitter la scène, annonce avec enthousiasme l'entrée sur scène de Nouara. La salle se lève dans un même élan de communion pour applaudir à tout rompre la grande diva. “Elle n'a pas chanté en public depuis 1984”, s'émeut un animateur de la radio Chaîne II. Pudique, elle adresse des sourires et des gestes de la main à l'assistance qui lui fait une standing ovation. Le poids des ans et celui des vicissitudes de la vie n'ont pas affecté sa voix cristalline qui donne aux paroles de la puissance, de la suggestion. Emue par tant de gratitude de la part d'un public qui ne l'a pas oubliée, Nouara part alors de son chant A kwassigh ami azizen (je te conseille mon fils chéri), une leçon de fidélité aux racines pour les jeunes. Petite transition avant d'enchaîner sur Oussan ighdigran (les jours qu'il nous reste). Elle termine son passage sous un tonnerre d'applaudissements. L'assistance se lève. La diva s'apprête à quitter la salle, mais le public la réclame. Les animateurs la supplient gentiment ; elle revient, s'avance jusqu'au bord de la scène et fait plusieurs révérences avant de se retirer dans sa loge. Le passage de Nouara est incontestablement un moment fort de cette soirée riche en émotions. À peine remis de son “choc”, le public est convié à redécouvrir la toujours sulfureuse Karima. Pas pour son tube emblématique Assa nezha, mais pour donner la primeur au public de son prochain produit, une composition de Chérif Kheddam. LOUNIS, Le CISELEUR DE METAPHORES Le clou de cette deuxième partie du programme est sans conteste Lounis Aït Menguellet. La seule annonce, par l'animateur, de Ighil B'wamas, le village du “ciseleur de métaphores”, a mis la salle en délire. Toujours avec son allure un peu nonchalante, il descend les escaliers des loges pour saluer le public qui le lui rend en mille. Comme d'habitude avec sa guitare, un pied posé sur la chaise, Lounis se retrouve ce soir dans une situation inédite de quelqu'un qui ne sait pas quoi faire avec ses mains. Da Chérif vaut bien cette petite entorse. D'ailleurs, il ne tarde pas à trouver vite la parade en empoignant d'une main le micro et posant l'autre sur son oreille gauche pour avoir le retour d'écho. Et il chante “Koul wa aken ihhssev lahssavis” (chacun ses comptes). Il enchaîne juste après sur Bgayet thelha (Béjaïa est belle), que la salle reprend en chœur. Son tour de chant achevé, Lounis se hâte de remonter vers sa loge, mais la salle le réclame de nouveau ; il revient pour la saluer. Rencontré à la fin du spectacle, pris d'assaut par les chasseurs d'autographes, il pense humblement avoir “mal chanté”. La deuxième partie du programme s'achève par une nouvelle exhibition du ballet de l'ONCI avec une autre chorégraphie, sur un air de Chérif Kheddam. DA CHERIF, MAGISTRAL À minuit pile poil, l'animateur annonce enfin l'arrivée de “Da Chérif”. Applaudissements, youyous qui fusent et la salle s'enflamme. Son entrée est l'objet d'une mise en scène minutieusement travaillée. Comme pour donner plus de solennité et de gravité à l'événement. Habillé d'un costume gris-cendre, le maître descend les escaliers ; à sa droite Malika Domrane et à sa gauche Ben Turki, le directeur du CCI, les deux lui tenant les mains en signe de déférence. Devant et derrière lui des enfants déployant les emblèmes vert, blanc, rouge. Après avoir salué le public, il se tourne vers Bradaï Nachi, le maestro, pour lui faire une révérence artistique. “C'est la première fois que je chante avec un orchestre symphonique algérien, digne de la grandeur de l'Algérie”, se réjouit-il. Et de procéder au dernier réglage avec l'orchestre avant d'entamer son récital. Avec cette voix chaude et vigoureuse qui a chanté pendant cinquante ans la femme, la beauté, l'émigration, l'Algérie. Tantôt debout, tantôt assis, le maître tient en haleine la salle. Cette ambiance qu'il n'a pas connue depuis des années le transcende et lui donne la pêche. Un grand nombre de ses chansons qui ont fait sa légende sont alors revisitées. Au grand bonheur des nostalgiques, qui voient défiler en filigrane leur enfance, cette Kabylie qui n'existe plus que dans les chansons. Le spectacle dure ainsi deux heures, si vite passées tant la communion était parfaite de part et d'autre de la scène. Touche finale de cette soirée en ré majeur, un inssiraf de Hassan Abassi, en guise de Bqaw ala khir. “Je suis particulièrement ému par cette double fête, qui est la fête de toute l'Algérie”, dit-il en remerciant les responsables du ministère de la Culture et de l'ONCI. Et à peine a-t-il fini ses propos que la scène est prise d'assaut par nombre de figures de la chanson kabyle pour le féliciter. Dans le désordre, Mouloud Habib, Hassan Abassi, Kamel Hammadi, Djamila, Mohamed Hilmi et d'autres encore. Ils sont venus, ils sont tous là, ce lundi, pour lui rendre hommage. Un hommage à la hauteur de l'immense l'artiste. De l'homme tout court. A. O.