CHRONIQUE De : Rabeh SEBAA "Les tragédies des autres sont toujours d'une banalité désespérante." (Oscar Wilde) SDF. Trois lettres qui sonnent froid. Trois lettres qui rappellent d'autres infortunes sous d'autres cieux, plutôt pluvieux. Trois lettres qui nous rappellent à l'ordre de l'inhumain et au calvaire de l'incertain. Jeunes ou vieux, femmes ou hommes, ils ont tous un pied dans les abysses de l'abîme. Ils ont déjà dépensé leur semblant de vie. Trop vite peut-être. Mais irrémédiablement. Joie contre émoi. Allégresse contre détresse et clameurs contre hideur. Au moment où des grappes serrées de citoyens algériens fêtaient une victoire sportive, d'autres les suivaient d'un regard blessé. Un regard mouillé. Allongés sur les trottoirs de la même ville. Dans les mêmes rues. Comme un funeste gâche-fête qui vient ternir cette jubilation partagée. Cette exultation emballée. Comme une fausse note dans un arpège d'exaltation. Comme un point noir sur une impulsion immaculée. Un point noir pour toute la société, même quand elle exprime une gaieté méritée. Des prouesses ou des exploits bruyamment fêtés. Une joyeuseté qui croise immanquablement la peuplade effarée de la mendicité. La peuplade de l'exclusion, du dénuement et de la misère. Qui répand anarchiquement des corps décharnés sur des cartons, sur des bouts de plastique rapiécés et sur le bout des lèvres des passants pressés. Au passage de ces groupes s'exclamant, chantant et tambourinant, on s'aperçoit que ces locataires de la marge sont encore plus nombreux. Plus visibles et plus miséreux. Plus sales et plus affamés. Ils sont jeunes ou vieux, malingres, tristes et angoissés. Ils ont tous les deux pieds solidement immergés dans le socle fangeux de l'oubli. Le regard immuablement planté dans les brumes épaisses du déni. On ne sait pas d'où ils viennent ni où ils vont. Ils donnent l'impression d'être hors du temps. Détachés presque. Ils n'attendent plus grand-chose. Pour avoir dilapidé, trop tôt, toute leur maigre part d'aisance et claqué tout leur butin d'espérance. Leur destinée leur a déjà tourné le dos. C'est pour cela qu'ils se tassent dans des endroits où l'avenir ne met jamais les pieds. Des lieux désertés par tous les lendemains. Y compris par ceux qui n'ont jamais chanté. Ils se contentent, parfois, d'implorer du regard. Immobiles. Accroupis au pied déglingué de quelque poteau qui ne sait même pas pourquoi il est encore debout ou agglutinés aux alentours de marchés grouillant de couffins déboussolés. Assis sur les marches de mosquées suintant l'indifférence, la mystification et l'hypocrisie. Errant dans tous ces espaces supposés susciter encore de la charité. Une charité qui se fait de plus en plus parcimonieuse. Sous les pas lourds de la pauvreté qui déferle de toutes parts et s'incruste pernicieusement par les pores dilatés de la ville défaite, jusqu'à lui obstruer le souffle saccadé. Une misère exténuante contre laquelle ils n'ont même plus la force de se dresser. Elle leur a fait mordre le dernier lit de la dernière poussière. Elle les a mis définitivement à genoux. Elle les a vaincus. Et c'est pourquoi ils sont parfois recroquevillés, repliés sur eux-mêmes dans un recoin humide de leur solitude. Sondant le moindre regard ou guettant tout semblant de geste d'amitié. Epiant tout ce qui peut ressembler ou rappeler un mouvement de générosité, de compassion ou d'humanité. Et, à défaut d'une pièce de monnaie, ils espèrent une parole, juste quelques mots chuchotés. Pour être persuadés qu'ils ne sont pas totalement foutus. Pas encore. Pas tout à fait. Surtout lorsqu'ils sont désignés par ces trois lettres, SDF. Trois lettres qui sonnent creux. Trois lettres qui rappellent d'autres infortunes sous d'autres cieux, plutôt pluvieux. Trois lettres qui nous rappellent à l'ordre de l'inhumain et au calvaire de l'incertain. Jeunes ou vieux, femmes ou hommes, ils ont tous un pied dans les abysses de l'abîme. Ils ont déjà dépensé leur semblant de vie. Trop vite peut-être. Mais irrémédiablement. C'est pour cela qu'ils se dissimulent sous des arcades assombries. Marchant, parfois, le long de rues désolées. Mendiant le long de murs déconcertés. Assis à l'entrée d'un l'hôpital qui ne sait plus à quel saint se vouer. Debout sur les trottoirs d'une gare égarée. Regardant un train toussotant qu'ils ne prendront jamais. Marchant, parfois, le long des rails avec la tentation de s'y allonger. Frappant aux portes d'un destin qui n'a aucune audience à leur accorder. Tendant la main vers un ciel qui ressemble à un toit bétonné. S'agrippant à n'importe quel mirage. Scrutant le moindre regard ou guettant tout semblant de geste de réconfort. Alors, las d'être aux aguets, ils ferment de temps en temps la parenthèse de l'oubli et accordent une pause passagère à leurs paupières endolories. Ils se laissent transporter par ce qui leur reste de rêves squelettiques vers ils ne savent quelle contrée. Là où il peut leur arriver de manger, de dormir et de marcher sans se retourner. Sans jeter le moindre regard sur leurs semblables qui marchent, comme eux, dans les rues. Et auxquels ils gâchent profusément la vue. Même s'ils les invitent, une fois par an, pour quelques gâteaux insipides. Pour quelques limonades chaudes aussi. Dans une atmosphère sacrément glacée. Un rituel bourré de rides et d'hypocrisie. Dans une société qui a de tout temps prétendu respecter ses pauvres mais qui les largue à la première occasion venue. Comme des objets usés. Il suffit de visiter l'un de ces centres de regroupement pour personnes sans-abri pour faire la connaissance du dénuement total. En chair et en os. Seuls quelques lits métalliques et quelques armoires bancales donnent du relief à cet univers gris. Où chacun peut avoir un aperçu sur le dernier quart d'heure de la vie. Où chacun peut mesurer l'étendue de l'insignifiance de toute prétendue morale religieuse de solidarité. Constater surtout l'étiolement des tissus de cette famille dite élargie. De laquelle ne subsistent plus que quelques pâles fantasmagories et quelques hallucinations vaguement tribalisées qui habitent intimement le corps de plus en plus exigu d'une sociabilité profondément décomposée. Il existe, bien évidemment, beaucoup de personnes pauvres et âgées qui habitent encore en famille. Qui partagent toujours la maison familiale. Mais la solitude est déjà présente dans les rapports, dans les têtes et dans la quotidienneté. Dans les intentions comme dans les comportements. Et beaucoup sautent allègrement le pas. Beaucoup n'hésitent plus à abandonner un parent aux affres de ces mouroirs appelés abris pour pauvres ou personnes âgées, où l'oubli règne en maître. Car il est, bien entendu, honteux d'avoir un membre de la famille dans ces antichambres de l'enfer. Alors, plus de visites. Plus de nouvelles. C'est la rupture consommée. Des personnes affaiblies, livrées à elles-mêmes. Réduites à des tubes digestifs, qu'on se permet même de séquestrer dans certains centres. En toute impunité. Et c'est pour cela que certaines d'entre elles préfèrent se retrouver dans la rue. Désertant plusieurs fois de suite cette insoutenable atmosphère. Errant sans fin. Cherchant désespérément les limites leur permettant de tourner définitivement le dos à une société qui respire la sournoiserie, la menterie et la fourberie. Même s'il y a eu les éphémères maisons de la détresse, les fameuses Diar Errahma qui se sont évaporées subrepticement dans la nature. Et les milliards de plusieurs téléthons tapageurs avec. Une belle et éclatante démonstration du modèle de la maison soluble dans le néant. Où des individus n'ayant aucune relation avec cet univers foisonnant du mal être sociétal règnent en maîtres. Un univers tout en difficulté et inextricable de complexité, qu'ils squattent depuis des lustres grâce au réseau opaque de toutes les complicités. Qu'il s'agisse de centres spécialisés de rééducation, de centres pour handicapés, pour sans-abri ou d'hospices de toutes sortes, c'est la nébuleuse institutionnalisée. Généralisée et banalisée. Une fumeuse intendance qui incline naturellement et ostensiblement plus vers les affaires que vers les affres. Et, bien évidemment, le martyre des pauvres diables qui s'y trouvent parqués. Une constellation de centres qui sont d'authentiques condensés de détresse. Des centres vivotant dans le dénuement complet et l'abandon entier. Des centres copieusement décentrés. Ce qui pousse inexorablement leurs éphémères locataires à retourner inévitablement dans la rue. À retrouver les bras râpeux de la béance. À se blottir dans les venelles rocailleuses de l'errance. Et même si Arthur Rimbaud pensait que l'homme de l'errance possède tout l'univers comme habitation, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une habitation d'inhumanité.