CHRONIQUE De : Rabeh SEBAA "Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir." (Frantz Fanon) Nous sommes au premier quart du premier siècle du troisième millénaire et des journalistes, des marcheurs, des blogueurs croupissent dans des geôles glacées. Beaucoup d'entre eux ne réalisent toujours pas qu'ils se trouvent en prison juste pour avoir écrit ou prononcé quelques mots. Nous sommes déjà au quart du premier siècle du troisième millénaire. Et nous continuons à respirer le même air. Nous sommes au tout début d'une nouvelle année du nouveau siècle du nouveau millénaire. Et les rues respirent toujours la même poussière. Le même abandon. Les mêmes désillusions. Le même engrisaillement. Les mêmes errements, les mêmes égarements et les mêmes fourvoiements. Fracassés sur les parois rigides du désœuvrement. La même apathie et la même résignation planant indolemment devant le regard hagard d'un pays en quête de changement, de réconfort et d'apaisement. Un pays qui résiste vaillamment. Et qui rêve bruyamment. Nous sommes au premier quart du premier siècle du troisième millénaire et un puissant mouvement citoyen est passé par là. Un mouvement vigoureux, qui avait fait vibrer les ressorts d'une société engourdie. Transie jusqu'aux os endoloris. Mais une société qui réapprend. Une société qui se réapprend. Sous les auspices déterminés d'un nouvel air d'avenir. Chaque fois exhorté. Pour un nouveau départ. Sans hésitation. Sans tergiversation. Sans l'ombre de la moindre parenthèse d'effroi ou de prétexte d'émoi. Fallacieux ou facétieux. Ayant l'allure d'un pernicieux traquenard. Un avenir qui nous revient à tire-d'aile. Pour un nouvel envol. Sans halte forcée. Sans rémanence. Les bras chargés de futurs aux yeux ecarquillés. Pour orner les sommets altiers des lendemains qui frétillent. Sur des chants de dignité qui sautillent sur les romances de la liberté. Pour l'amour et l'honneur d'un pays copieusement froissé. Un pays outrageusement blessé. Un pays démesurément cassé. Un pays outragé. Mais un pays qui enfante invariablement toutes les pulsions de vie. Ce pays qui ne sait pas renoncer. Ce pays qui n'a jamais appris à abdiquer. Un pays avec un cœur qui rugit impétueusement à la face hideuse de tous les enfermements. Un pays qui fait voler en éclats tous les rets vicieux des encerclements. Défiant des affres abjectes de l'emprisonnement en engendrant une citoyenneté qui chemine joyeusement. Levant sa main étoilée face au visage blafard de tous les renoncements. Ces forfaitures cultivant voracement l'illusion fatale que ce pays indompté pouvait sombrer dans la trappe hypnotique d'un recroquevillement mortifère. Que sa rébellion légendaire pouvait s'estomper ou se taire. Ou se figer dans les plis obscurs d'une résignation glaciaire. Mais c'est ignorer la force déferlante de la semonce févrière, ses floraisons colorées et ses nouaisons éthérées. Comme une goutte d'enchantement qui perle continûment sur le front d'un pays émerveillé. Nous sommes au premier quart du premier siècle du troisième millénaire et des jeunes paumés se jettent journellement à la mer. Tous ont un rêve. Le seul. Le même. Partir. N'importe où, n'importe comment. Mais partir. Mus par les fils invisibles d'un ailleurs prometteur. Ni la loi, ni le froid, ni même l'émoi des proches ne les retiennent. Ils ont décidé de tourner la page de leur maigre destinée. Pour des contrées qui scintillent et où ils s'imaginent caresser les étoiles. Ces pays qui ont inventé le miroir aux alouettes. Loin des pesanteurs du quartier maussade. Loin des journées sans quotidienneté. Loin du zombretto. Loin de la colle. Loin de tous ces adultes affairés. Occupés à compter, à démembrer, à amasser, à ramasser et à inventer la poudre d'inconscience. Personne ne leur a jamais ouvert le moindre semblant de bras. Personne ne leur a même tendu un petit doigt. Ces enfants expriment leur colère en claquant la porte de la pusillanimité. Préférant chausser l'agitation des vagues. Ils longent le regard en direction des arcs-en-ciel qu'ils ont dans la tête. Tout en s'enveloppant des voiles ombreuses de l'inconnu. Nous sommes au premier quart du premier siècle du troisième millénaire et une pandémie incongrue redouble de férocité au détour de chaque variant annoncé. Au point où l'humanité est sommée de redéfinir le concept de liberté. De revoir le sens du mot proximité. Et de reformuler le contenu de la notion de convivialité. Toute sémantique du bonheur se trouve solidement ligotée. Cédant la place à une syntaxe où les mots de l'enfermement s'érigent subitement en vérité. Confinement. Quarantaine. Isolement. Cantonnement. Eloignement et d'autres étrangetés encore. Mais dans le lot de ces litotes, trône le plus halluciné. Le plus délirant. Et le plus extravagant. Celui de distanciation sociale. D'écartement des uns des autres. La distance physique, entre les individus, devient subitement distanciation sociale. Drôle de trouvaille. Distendre les rapports humains. Les étirer. Les diluer. Les éparpiller. Les disperser avant de les dissoudre. Une dissolution qui devient une opération salutaire. Une condition de salubrité drastique. Une exigence de disjonction bénéfique. Au moment où il s'agit précisément de retisser le lien social. De le consolider. De le conforter et de le renforcer. Culturellement. Psychologiquement. Moralement. Economiquement. Et, bien évidemment, socialement. En particulier en direction de ces couches sociales longtemps laissées pour compte. Et qu'on affuble du qualificatif de moyennes. Des catégories sociales complètement laminées. Ecrasées. Humiliées. Immergées dans la fange bien au-dessous de la moyenne. Par les vertus de l'éloignement. Les miracles de l'écartèlement et les prodiges de l'éparpillement. Des catégories sociales qui se retrouvent complètement paumées, égarées au cœur de la spirale néolibérale dans sa version locale. C'est-à-dire la plus anarchique, la plus imbécile et la plus brutale. La pire de toutes. La sœur jumelle de l'économie informelle. Elle patauge dans le noir mortel. Assombrissant la tempête pernicieuse de la pandémie régnante. Obscurcissant la tornade vicieuse de la maladie prégnante. Une bourrasque qui s'est chargée de taillader furieusement les fils ténus de la solidarité traditionnelle et de découdre les raccords des proximités habituelles. Lacérant une convivialité comme source de mitoyenneté sociale, d'entourage, de voisinage et de partage. Et confortant un individualisme forcené. Fortifiant un égoïsme acharné sous prétexte d'espacement ou de distanciation. D'écartement qui s'apparente à un écartèlement. Nous sommes au premier quart du premier siècle du troisième millénaire et les chômeurs désespèrent, les compressés déblatèrent et les nouveaux pauvres s'exaspèrent. La misère leur tord les boyaux, les yeux et les oreilles. Leurs dernières chimères rachitiques s'amoncellent piteusement sur les pavés froids de l'oubli. Ou s'allongent tristement sur les dalles humides du déni. Nous sommes au premier quart du premier siècle du troisième millénaire et des journalistes, des marcheurs, des blogueurs croupissent dans des geoles glacées. Beaucoup d'entre eux ne réalisent toujours pas qu'ils se trouvent en prison juste pour avoir écrit ou prononcé quelques mots. Ils sont persuadés qu'il s'agit d'un malencontreux malentendu. Mais leur conviction, comme leurs appels, demeurent très mal entendus. Voire pas entendus du tout. Au moment où les palabreurs palabrent, les gesticulateurs gesticulent, les voleurs volent, les détourneurs détournent. En toute impunité. Nous sommes au quart du premier siècle du troisième millénaire et l'Algérie n'a plus le temps ni la patience d'endurer toutes ces inénarrables outrances. Qui souilleront un autre millénaire avec extravagance. Avant d'arracher les dents à l'éternité. L'Algérie est parvenue au sommet de sa quête de transmutation, de transformation et de régénération. L'Algérie qui attend depuis trop longtemps. L'Algérie qui espère tout le temps. Cette Algérie qui réapprend chaque fois à se révéler à elle-même. Résolument. Et à regarder l'horizon fixement. Droit dans les yeux. Avant de le sommer d'avancer hardiment. Les bras et le cœur ouverts. Fermement ouverts.