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Ode à Mammeri, le chevalier solitaire
Contribution
Publié dans Liberté le 26 - 02 - 2022


Par : Aziz Moudoud
Avocat au barreau de Tizi Ouzou
Mammeri était déterminé à sauver sa culture d'une disparition programmée. N'est-ce pas miraculeux que tamazight survive à des siècles d'histoire et moult invasions ? Le voilà, dans la pièce de théâtre Le Banquet ou la mort absurde des Aztèques, en dramaturge lucide et avisé, sonner le tocsin et mettre en garde, indirectement, ses compatriotes du danger qui guette le patrimoine national authentique et, par extension, toutes les minorités culturelles à travers le monde.
Sur une colline oubliée de l'imposant Mont Ferratus naquit le 28 décembre 1917, dans le çof d'en haut (At ufella), chez les At Mammar, un enfant de sexe masculin prénommé Mohamed. Le père était l'amin du village issu d'une famille de bijoutiers et d'armuriers, "un homme de confiance, dépositaire de la mémoire collective, protecteur intègre du code de l'honneur (Nnif) qui assure la sécurité des personnes, des biens, des familles, des communautés parentales" (M. Arkoun), personnage charismatique et influent à l'échelle du "Arch At Yani", n'hésitant pas à prodiguer ses conseils, à aider, à mettre en garde, à porter la contradiction, voire à admonester vigoureusement un personnage comme Mohamed Arkoun, diplômé d'arabe mais du çof d'en bas (At Wada), devenu anthropologue et père de l'islamologie appliquée mondialement connu, et ce, pour avoir pris la parole à l'adresse d'une large assemblée dans un foyer rural sans l'aval de l'amin, comportement jugé incongru par ce dernier dans une société stratifiée, d'autant plus que la conférence portait sur la condition de la femme kabyle et l'urgence de son émancipation, sujet tabou heurtant la sensibilité des gardiens du temple et protecteurs d'un ordre ancien phallocratique et gérontocratique.
Cette naissance réjouit Dda Salem, mais l'Amusnaw ne pouvait se permettre de laisser exprimer sa joie de façon ostentatoire. Il parvint à maîtriser ses émotions lorsque la vieille dame faisant office de sage-femme (qabla) lui présente le nouveau-né, il se contente d'une caresse affectueuse sur le visage et d'un baiser pudique et furtif sur le front en disant quelques prières à voix basse vite supplantées par les incantations de la "qabla" largement plus audibles pour mériter une offrande plus conséquente à sa prestation perçue comme idoine dans une région qui comptait à l'époque un seul médecin.
La naissance d'un garçon représentait, aux yeux de la famille, une force de travail supplémentaire à même de la prémunir contre la précarité menaçante et les vicissitudes du temps qui passe. Il constitue une épaule de plus pour porter le fusil et défendre l'honneur de la tribu le cas échéant. Il est également une voix représentant "adrum" dans l'Assemblée du village (TajmaƐt).
L'enfant mâle est souvent un objet de convoitise dans la perspective d'une future alliance extra-muros pour asseoir, par les liens sacrés du mariage, une union indéfectible face à l'ennemi éventuel ou consolider tout bonnement son propre clan dans le cadre d'une relation endogamique. Du coup, Dda Salem laissa parler le baroud se mêlant aux youyous des femmes pour marquer cet événement heureux et hâta le pas vers la place du village, non sans fierté, afin de recevoir les félicitations des hommes.
Scolarisé à l'école primaire de Taourirt Mimoun, son village natal, dans des conditions difficiles partagées par tous les enfants de son âge. La faim, le froid et l'accoutrement de fortune n'ont pas dissuadé l'écolier studieux de suivre une scolarité remarquable jusqu'à l'âge de 11 ans. Le parcours aurait pu s'arrêter là. Heureusement que l'enfant avait le vent en poupe et de nouvelles opportunités s'offraient à lui. Il a dû quitter Taourirt pour rejoindre Rabat chez son oncle Lounes, percepteur, puis chef de protocole du sultan Mohammed-V. Mais c'est toujours un déchirement et une blessure profonde pour un enfant de cet âge de quitter ses parents et sa montagne même si le dépaysement n'était pas total après la découverte d'autres groupes berbères en dehors de la Kabylie. D'où cet éveil précoce à la question de la culture berbère et sa quête inlassable à vouloir la préserver, la développer et la défendre contre une "mort absurde". Son article dans la revue Aguedal annonçait la perspicacité du jeune de 19 ans en qui sommeillait déjà l'étoffe d'un grand écrivain anthropologue qu'il allait devenir.
"Mon père, disait-il, récitait et a tenu à me communiquer des milliers de vers berbères qu'il connaissait, mais si étrange que cela puisse paraître, il récitait Waterloo avec une ferveur que moi, professeur de lettres classiques, je n'ai jamais pu y mettre... Pour lui, il n'y avait pas à distinguer entre Youcef Oukaci et Victor Hugo... une culture pour lui (son père) pouvait être étrangère, elle ne pouvait pas être ennemie." Voilà l'enseignement précieux d'un Amusnaw, pur produit local, que le disciple prodige garde jalousement comme viatique durant son long voyage jusqu'à l'accession à l'universalité.
À l'issue de son séjour au Maroc, Mammeri s'inscrit au lycée Bugeaud (Alger) où il a préparé ses deux baccalauréats. Ensuite, il rejoint le célèbre lycée Louis-le-Grand à Paris en préparatoire pour l'Ecole normale supérieure et la Sorbonne où il a obtenu une licence de lettres et un DES à l'université d'Alger avec Louis Grenet, l'un des plus grands hellénistes du XXe siècle et père de l'anthropologie de la Grèce antique.
Dans la cour des grands auteurs du monde
Après les lettres classiques et les humanités dans les plus prestigieuses institutions et sa démobilisation de l'armée, il rentre dans la vie active comme enseignant au lycée, puis à l'université. Il commence en parallèle une production littéraire de haute facture et une activité intellectuelle prometteuse. Le doctorat honoris causa décerné par la Sorbonne n'était pas un simple acte de courtoisie à l'égard de l'ancien étudiant de l'établissement, mais une reconnaissance méritée pour son parcours appréciable et ses œuvres majeures.
Avec son élégance légendaire, il pénètre dans la cour des grands auteurs du monde littéraire en signant une œuvre remarquable et remarquée sous le titre captivant La colline oubliée éditée en 1952. Ce premier roman obtint le prix des quatre jurys. Le célèbre écrivain égyptien Taha Hussein lui réserve un article élogieux, relevant une écriture romanesque fine et une esthétique manifeste décrivant fidèlement une dure réalité algérienne aux antipodes de l'opulence dans laquelle baignait l'occupant français, une œuvre anticoloniale en somme. Paradoxalement à cette voix autorisée du doyen de la littérature arabe, les intellectuels organiques du PPA ont cloué au pilori Mouloud Mammeri et son roman le taxant de régionaliste ne servant aucunement la cause nationale. La revue Le jeune musulman a ouvert ses colonnes à ces auteurs nationalistes qui se sont accordés à discréditer l'homme et son œuvre à l'appui de conjectures fantaisistes et des arguments infondés. Le premier à ouvrir les hostilités était Amar Ouzegane, il reproche à l'auteur, entre autres, de faire le jeu de l'impérialisme en écrivant une œuvre littéraire plutôt qu'un livre militant.
Une logique mortifère qui conduit au bannissement de l'art faisant part de l'esthétique, du rêve et du merveilleux, confondant la vocation d'une œuvre romanesque avec un tract partisan et une pétition politique, piètre façon de minoriser le roman qui peut servir, comme dans le cas d'espèce, une juste cause mieux que tous les discours qui peuvent chauffer les foules et dont l'impact reste sans lendemain.
Le deuxième critique à entrer dans le jeu était Mohamed Cherif Sahli avec un article pamphlétaire intitulé La colline du reniement. Sans avoir lu le roman, il fustige à son tour l'auteur et son œuvre en plaçant le débat sur le plan politique. Il pousse le ridicule jusqu'à mettre en exergue une rumeur obscène qui dénierait à Mammeri la paternité de l'œuvre qui serait le fruit des accointances de ce dernier avec le maréchal Juin dont le protégé n'est que l'auteur putatif.
Et enfin, à Mustapha Lacheraf de signer une critique virulente sous le titre La colline oubliée ou les consciences anachroniques, considérant grosso modo l'œuvre comme la négation de la vérité historique et ne traduit pas fidèlement la réalité et les aspirations du peuple authentique. Il trouvait que le roman n'était pas, à ses yeux, une simple et sanglante condamnation du colonialisme (voir à ce sujet l'excellent ouvrage de H. Sadi, La colline emblématique).
Force est de constater que l'acharnement visant Mammeri, ne relève nullement de la critique littéraire objective et d'un débat scientifique serein digne d'intérêt, mais plutôt d'une lecture politique à l'aune d'une vision partisane biaisée par les soubassements idéologiques et les retentissements de la crise dite berbériste de 1949 et l'éclatement du parti. La théorie de l'art pour l'art est revisitée et la question de l'engagement a connu une vive polémique dominée par le courant populiste propagé par une certaine littérature jugeant inopérante et frappée de discrédit toute action militante en dehors du cadre d'un parti et de son idéologie.
Or, Mammeri n'avait pas d'empressement à entrer dans un parti organisé qui, disait-il, "(l'aurait) obligé à des gestes, à prononcer des paroles et (il n'admettait) pas en quelque sorte que (sa) liberté personnelle fût contrainte ou limitée par les nécessités d'une organisation quelconque...". Rétif à l'embrigadement et hostile aux carcans, Mammeri a toujours préféré dire ses vérités à sa manière, sans obéir à un directeur de conscience, parce qu'il considérait que les ghettos sont peut être sécurisants, mais stérilisants sûrement. Et c'est à juste titre qu'Abdelkader Djeghloul parlait de courage lucide d'un intellectuel marginalisé, pour qui le premier devoir de l'écrivain est un devoir de vérité.
Les mauvais procès
Est-ce un crime de lèse-majesté que de traduire fidèlement et magistralement la dure réalité d'un village reculé du Djurdjura et de donner la parole aux siens, loin de l'image d'Epinal et des clichés surannés ? Est-ce un péché de réussir une œuvre romanesque d'une esthétique indéniablement appréciable par un indigène attaché à ses racines et au souffle ingénieux de liberté transmis par les ancêtres ? Fallait-il être médiocre, travestir la réalité et occulter une vérité historique pour trouver grâce aux yeux de ses critiques ? Depuis quand le génie est une tare et la médiocrité une vertu et un gage d'engagement ? Hélas, Mouloud Mammeri a subi un traitement spécifiquement injuste, le traitant d'écrivain régionaliste qui manque de nationalisme.
Pour preuve, d'autres auteurs avant et après lui ont réalisé des œuvres ayant pour cadre une région donnée du pays sans que les critiques brandissent à leur encontre le même reproche et relèvent les mêmes griefs. En effet, à titre indicatif , Mohammed Dib a décrit merveilleusement bien un quartier de Tlemcen dans La grande maison, Malek Haddad a traduit passionnément la beauté de Constantine et sublimé ses ponts suspendus, l'éternelle Assia Djebar a immortalisé La Nouba des femmes du mont Chenoua, Abdelhamid Benhadouga a laissé élégamment souffler Le vent du Sud et le Kablouti de Nadhor a réussi, avec brio, à faire de sa tribu un monde étoilé et sa Nedjma demeure l'étoile la plus brillante au firmament de la littérature mondiale. Et c'est par un produit local, A vava inouva, qu'Idir a accédé à l'universalité.
L'exotisme n'était pas l'alpha et l'omega de Dda Lmouloud lui, féru de culture grecque et de dialectique, ancien professeur de sociologie maîtrisant la praxis et méfiant à l'égard de l'ethnologie coloniale, lui qui a accompli sa traversée avec authenticité.
Constamment marginalisé même à l'avènement de l'indépendance du pays, Mammeri était le seul intellectuel à revendiquer et à assurer l'enseignement du berbère à la faculté centrale d'Alger. Il y dispensait un cours informel, entre 1965 et 1972, en y mettant toute sa ferveur et sa lucidité, pour un groupe d'étudiants qui pouvait, à un certain moment, se compter sur les doigts d'une main, à croire qu'il était investi d'une noble mission confiée par les ancêtres et puisée dans les prophéties de Cheikh Mohand et le message de Jugurtha dont il appréciait, dans le texte, la chevauchée héroïque décrite par Salluste. Mammeri était déterminé à sauver sa culture d'une disparition programmée. N'est-ce pas miraculeux que tamazight survive à des siècles d'histoire et moult invasions ? Le voilà, dans la pièce de théâtre Le Banquet ou la mort absurde des Aztèques, en dramaturge lucide et avisé, sonner le tocsin et mettre en garde, indirectement, ses compatriotes du danger qui guette le patrimoine national authentique et, par extension, toutes les minorités culturelles à travers le monde.
L'isolement se poursuit, les consciences repues se réveillent et Mammeri est diffamé par un plumitif anonyme de Révolution africaine sous le titre La trahison des clercs lui faisant un procès d'intention à propos du conflit israélo-arabe de juin 1967 ; mais "les propos de concierge qui n'intéressent et ne jugent que lui, ce n'est pas sérieux", réplique Amusnaw.
Fatalement, l'ostracisme patent vise Mouloud Mammeri. En 1980, sa conférence sur la poésie kabyle ancienne, au centre universitaire de Tizi Ouzou, est interdite. La contestation massive a donné naissance à un large mouvement revendicatif d'essence pacifique et démocratique qui marque l'histoire de l'Algérie indépendante. Est-ce que l'interdiction était due au zèle intempestif des responsables locaux ou s'agissait-il d'une décision concoctée dans une officine où les anciens détracteurs des années cinquante avaient toujours pignon sur rue et le spectre d'une Algérie plurielle faisait toujours peur aux tenants d'une construction mythique de la nation confondue par l'histoire et démentie par la réalité ? "Les fossoyeurs de l'unité nous parlent d'unité, le voleur crie au voleur" (Kateb Yacine).
Mammeri voué aux gémonies et son honneur traîné dans la boue par un article d'El Moudjahid intitulé Les donneurs de leçons, lui contestant son rôle durant la guerre et son manque d'intérêt pour la culture populaire authentique. Le soupçon de "traîtrise" est le comble de l'infamie dans un pays qui a fraîchement acquis l'indépendance. Être traité de renégat boucle le cycle des injures. Aucun des témoins de son engagement et de sa participation à la lutte pour l'indépendance n'a daigné briser le silence, venir à sa rescousse pour dire la vérité. Les langues se sont déliées bien après.
Seul, Mammeri réussit à contenir une peine profonde et oppose à ses détracteurs un dédain princier en poursuivant inlassablement sa mission, jusqu'au dernier souffle de sa vie. Il a exhumé les poèmes kabyles anciens et ressuscité Ccix Muhen et Si Muhand Ou Mhand. Il a perpétué Machahou. Il a réalisé Tajerrumt (grammaire berbère).
Il a élaboré, sur le modèle de Tiwizi un lexique de berbère moderne avec un petit groupe de disciples et amis, à l'instar de Mustapha Benkhemou. Avec le soutien précieux de Pierre Bourdieu et la collaboration féconde de Tassadit Yacine, il a créé la revue Awal, une tribune de haute facture scientifique où le monde berbère s'exprime avec compétence et fierté. Mais la cabale contre cet infatigable érudit se poursuit, en rappelant toujours à tort sa frilosité révolutionnaire et en le taxant, par des révolutionnaires de pacotille, de petit bourgeois vivant en marge des masses populaires. Ont-ils la mémoire courte ? Manquent-ils seulement d'honnêteté intellectuelle ? Mouloud Mammeri pouvait bien se complaire dans une vie doucereuse, se contentant d'enseigner le grec, le latin et les lettres classiques ou consacrer son temps à l'écriture de romans. Pour celui qui a obtenu le prix des quatre jurys en 1952 (déjà !) pour son premier roman, rêver d'un Goncourt, voire d'un prix Nobel des années après ne pouvait être un simple fantasme mais une aspiration légitime. Est-il opportun de rappeler, aussi, que Mammeri n'a pas été reçu à l'agrégation de lettres au motif qu'il n'était pas naturalisé français ?
En quoi donc son élégance, son air de gentleman, sa langue soignée et son humour raffiné pouvaient-ils déranger ? Fallait-il qu'un diplômé en lettres classiques de la Sorbonne se comporte en vulgum pecus ? N'est-il pas inconvenant pour un prince, de surcroît hautement lettré, de débiter des calembredaines et d'entretenir une liaison ancillaire pour marquer sa proximité fallacieuse avec les masses ?
Bien sûr que non, mille fois non. Nul besoin d'être familier pour paraître sympathique et la multiplication des incartades n'est pas un gage de modestie et ne marque pas forcément l'adhésion à une classe. Tous ceux qui ont approché Mammeri ne tarissent pas d'éloges à son égard et louent précisément son humilité et sa simplicité. Lui qui faisait des chemins longs et tortueux jusqu'à Timimoun pour sauver de l'oubli l'Ahellil du Gourara, prenant le thé avec les petites gens, partageant leur nourriture frugale (tagula) et une couche sobre loin des agapes de rêve réservées à une clientèle sulfureuse des palaces où le caviar était servi sans parcimonie et le champagne sablé à chaque conclusion d'une affaire juteuse et à l'occasion d'une rencontre tant attendue pour sceller une infidélité pérenne ou célébrer une conquête éphémère entre potentats et véritables nantis.
Des convictions chevillées
Mouloud Mammeri n'avait pas de chaire de berbère à l'université ni laboratoire de recherche composés de thésards et dotés d'un budget colossal. Il avait le savoir, une volonté inébranlable, des convictions et une équipe de disciples amis. Il était un exemple de dignité, de courage lucide, d'intelligence et d'humilité. Un être authentique, profondément attaché à ses racines et ouvert sur le monde. Car, se demandait-il, "la personnalité se mesure-t-elle au nombre de fenêtres que l'on ferme sur l'air du large et les autres ?"
Il est loisible d'imaginer ce grand écrivain et anthropologue qui a sillonné le monde à la recherche du savoir, lire et apprécier Goethe dans le texte, ébloui par Sophocle, émerveillé par Homère, subjugué par Racine et touché par Taha Hussein. Il a vu des plaines, des contrées, des grandes et des petites villes. Il a croisé et côtoyé beaucoup de monde d'horizons différends, "mais rien de tout cela, disait-il, non rien ne me rend les fragrances, les échos, les larmes et les rires, la joie lavée de la montagne mauve où j'ai appris le monde et son émerveillement". Sa berbérité, il l'a portée, y compris dans l'armée.
N'était-ce pas la cause essentielle de ses déboires avec les intellectuels du mouvement national et leurs affidés successifs ? Sinon, "pourquoi ce silence des médias autour d'un auteur aussi capital et aussi lu, traduit dans onze langues", s'indigna "l'exproprié" d'Oulkhou ? Heureusement qu'"on ne peut tromper tout le monde tout le temps" et la jeunesse prend conscience des vrais enjeux, distingue "la vérité de ses faux semblants" et entame la marche inéluctable dans le sens de l'histoire vers le salut dans la voie tracée par Mammeri et ses fidèles disciples.
La vérité a éclaté et l'un de ses détracteurs le plus virulent et le mieux écouté, en l'occurrence Mustapha Lacheraf, a fini par battre sa coulpe en se confiant au crépuscule de sa vie : "Mammeri est un grand romancier qui a décrit la société kabyle, région profonde de la société algérienne, avec beaucoup de lucidité et d'humanisme. Nous avons tort de l'avoir accusé de régionalisme ou de manque de nationalisme..." Le message essentiel de Mouloud Mammeri, Amusnaw, le romancier, le dramaturge, le linguiste, l'anthropologue, le démocrate impénitent, est à chercher avant tout dans sa façon de percevoir "l'engagement", l'engagement pour la vérité et non pour une chapelle.
La vérité qu'il n'a pas cessé de chercher et de défendre pacifiquement avec les outils de l'intellectuel avisé. Son optimisme et sa lucidité lui ont fait dire : "Je partirai avec la certitude chevillée que, quels que soient les obstacles que l'histoire lui apportera, c'est dans le sens de sa libération que mon peuple (et à travers lui les autres) ira."
Désormais, Mouloud Mammeri peut reposer en paix, la saison des récoltes approche inexorablement ; maigres ou abondantes, l'espoir est permis, loin d'une douce béatitude et d'une résignation fatale. L'université qui lui a été interdite d'accès en 1980 portait son nom quelques années après. Tamazight est aujourd'hui langue nationale et officielle après tant de sacrifices. Le maestro Bouguermouh porte son œuvre à l'écran et signe le premier long métrage amazigh. Et grâce à la ténacité de Hend Sadi, La Colline oubliée devient La Colline emblématique, Awal est perpétué par Tassadit Yacine contre vents et marées, ses Ecrits et paroles sont recueillis et sauvegardés par l'infatigable Boussad Berrichi et La Face cachée de Mammeri enfin présentée avec passion par Hafid Adlani et dévoilée au grand jour par les éditions Koukou.
Ainsi, les pseudonymes Brahim Bouakaz et Kaddour sont connus de tous. Ses écrits à l'ONU constituent un plaidoyer pertinent en faveur de l'indépendance de l'Algérie et l'engagement de Mammeri n'est plus en cause. Sa fidélité constante à l'Algérie de ses rêves est indubitable et sa distance souveraine avec tous les pouvoirs demeure un exemple à méditer pour réduire les séductions, freiner la manipulation, discréditer les clercs de service et mettre fin à cette course effrénée à la rapine et à l'accès au pouvoir, au mépris de la compétence et de l'intégrité. Voilà le vrai visage du juste et humaniste Mouloud Mammeri, "reconnu par les siens comme l'un des meilleurs, d'autant plus grand qu'il fut modeste" (K. Yacine).
Comme un aède grec qui chantait la colère d'Achille ou Taous Amrouche, d'une voix d'outre tombe, implorant Ccix Muhand Ulhusin, je me remémore ces paroles douces et mesurées dites par Tahar Djaout à la mémoire de l'éternel Mammeri : "Tu n'acceptais aucune contrainte, aucun boulet à ton pied, aucune laisse à ton cou. Tu étais par excellence un homme libre. Et c'est ce que Amazigh veut dire".
Plus qu'une ethnie, plus qu'une langue et une culture, l'amazighité est une façon d'être. Qui mieux que cet oracle peut marquer la fidélité d'un homme à ses principes et son attachement indéfectible à une valeur universelle qui est la liberté dans une Algérie singulièrement plurielle qui passe, à travers sa longue histoire, pour le chantre de la liberté maintes fois acquise et reconquise par la vaillance de ses dignes martyrs, de Jugurtha à nos jours ?


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