Jean-Pierre Lledo, réalisateur algérien auteur de films de fiction et de documentaires sociaux sur l'Algérie, est arrivé hier à Sétif, à la maison de la culture Houari-Boumediène, pour la première projection de son dernier film, un long-métrage intitulé Un Rêve algérien, produit par Naouel Films en collaboration avec l'Onci. L'auteur, ami de Saïd Mekbel, Tahar Djaout, Ahmed Asselah… assassinés par le terrorisme barbare, exilé en France depuis 1993 pour des raisons sécuritaires, il demande à Henri Alleg, auteur de La Question, de l'accompagner en Algérie afin d'y retrouver ses anciens compagnons de l'époque coloniale. Pour le monde entier, Alleg, c'est La Question. Première dénonciation de la torture par quelqu'un qui l'a subie. Publié en pleine guerre d'Algérie, en 1958, très vite censuré, ce best-seller est traduit partout. Pour les Algériens, Alleg est d'abord le directeur du mythique Alger républicaine des année 1940-1950, le seul quotidien anticolonial de l'époque. Mais pour l'auteur, lui et ses compagnons sont surtout la preuve qu'une Algérie fraternelle était possible, où Arabo-Berbères, Juifs et pieds-noirs auraient pu vivre ensemble… Commence alors un long voyage qui n'est pas un simple pèlerinage. La violence qui meurtrit l'Algérie semble ne devoir jamais finir. Et Henri Alleg revient dans un pays dont il a dû aussi s'exiler. Arrivé à Alger en bateau comme le jeune Alleg en 1939. Les petits cireurs n'y sont plus. Retour sur le lieu de son martyre, aujourd'hui un immeuble habité d'El Biar, qui, en cette terrible année 1957, fut aussi celui de Ali Boumendjel, jeté de la terrasse, et de Maurice Audin, à ce jour, “évadé” et “disparu”. Traversée de toute l'Algérie, d'est en ouest. Annaba, Ouenza, Birtouta, Cherchell, Oran... et Constantine, toujours hantée par la voix de cheikh Raymond, se sent amputée de ses Juifs... Abdelkader, Eliette, Mustapha, Georges, Attika, Maurice, Sid Ali, Yvette, Mahfoud, William, Tayeb, les compagnons d'Alleg sont là. Torture, guillotine, maquis ou campus de la mort. Tous des réchappés. Lucides, vivaces, étonnants, plein d'humour, toujours rebelles. Hamid, Denise, Boualem, Lucette, Omar, Vincent, Lakhdar, Jean-Pierre, Mustapha, Pierre, Aïssa, Mohamed réoccupent les locaux de leur ancien canard Alger rep. Ce ne sont pas des fantômes. L'Algérie fraternelle de mon enfance n'était pas seulement une légende. Ils avaient témoigné. Et Kader, mon copain d'enfance, aussi. Pourquoi ce film ? Ayant grandi à Oran, j'avais été le témoin quotidien de ce que, dans une Algérie coloniale où haines raciales et religieuses dominaient, des femmes et des hommes, surmontant les préjugés de leurs communautés respectives, avaient su et pu inventer une humanité nouvelle. La violence physique et symbolique du colonialisme, la vision nationaliste d'une identité algérienne arabo-musulmane, la guerre, l'exode de la communauté européenne, puis l'indépendance furent finalement fatals à leur rêve apparu dans les années 1930, mais toujours d'une étonnante modernité. Suite à plus de 40 ans de refoulement étatique de l'histoire algérienne d'avant l'indépendance, en France comme en Algérie, et d'amnésie des jeunes générations, ce rêve a comme disparu, enterré quelque part, sans sépulture, devenu tabou, y compris à moi-même. Il me fallait retrouver les femmes et les hommes qui l'avaient fait naître, avant qu'eux-mêmes ne disparaissent. Malgré un âge auquel il semble, certes, échapper, Henri Alleg se réjouit de m'accompagner, à la seule condition de ne pas apparaître comme un “héros”. Il ne nous restait plus qu'à prendre le bateau, pour moi la peur au ventre : et si l'usure du temps, et si les violences de l'histoire avaient eu raison de notre rêve commun ? BENABID ISMAHÈNE