Il est né à Bagdad, a passé son enfance à Alger (rue Didouche-Mourad) et fait actuellement exploser ses multiples talents à Beyrouth, la ville Lumière du monde arabe, dans les jardins de la mythique “Ay You Bi” : American University of Beirut. Portrait d'un garçon au carrefour de trois blessures… Avec ses fines lunettes, sa barbichette et son crâne un peu dégarni, Ali Hocine Dimerdji, 25 ans, a déjà la tête du parfait intello. Pour tout dire, d'un vrai petit génie. D'une gentillesse inouïe, une bonté qui n'a d'égale que son immense culture, lui qui est au carrefour de la philosophie, de la musique (hard rock, ce qui contraste étrangement avec son caractère si calme) et de la biologie (la génie génétique plus précisément), Hocine est aussi un carrefour du monde arabe en lui-même. Né à Bagdad, d'un père algérien et d'une mère libanaise, il porte trois villes meurtries dans sa géographie intérieure, avec leur grandeur et leurs plaies. Bagdad. Beyrouth. Alger. Trois villes. Trois escales. Trois guerres. Trois blessures. Et un destin qui slalome entre les voitures piégées. “Je suis né en plein déclenchement de la guerre Iran-Irak en 1980”, raconte-t-il. À l'âge de deux ans, quand la guerre embrase tout, sa famille débarque à Alger. “On habitait rue Didouche-Mourad. Ah ! Ça me manque, notre appartement de la rue Didouche-Mourad, nos adorables voisins, mon école à Hydra…” susurre-t-il de sa voix douce et de son regard tendre, sur une pointe de nostalgie. “En 1993, j'avais alors 13 ans, nous avons quitté Alger pour Beyrouth. C'était le début des attentats. Ma mère travaillait alors au Lycée français d'Alger. C'était plus sûr pour elle de venir au Liban”, poursuit Hocine entre deux gorgées de capuccino, dans un café branché de Beyrouth. Cela tombait très bien : la guerre civile libanaise venait de prendre fin. Etudiant inlassable, Hocine prépare un mastère de philo au sein de la très prestigieuse “Ay You Bi” comme on la prononce à Beyrouth, comprendre “AUB” en anglais : The American University Of Beirut, la plus vieille université du Moyen-Orient, voire de tout le monde arabe, fondée en 1866 par des missionnaires américains. “Je travaille sur la pensée politique de philosophes comme Nietzsche, Gilles Deleuze…” dit Hocine. L'université américaine de Beyrouth a une superbe vue sur la mer, avec ses somptueux jardins, son musée, ses bâtiments pittoresques, ermitages rustiques du XIXe siècle surplombant la corniche Al Manara et le phare de Beyrouth. L'établissement est en apparence réservé aux classes aisées. En réalité, il existe un système de crédits et aussi de bourses (via des concours) qui permet aux autres classes sociales d'y accéder. Mais il est vrai que l'image de la AUB reste que c'est une université réservée aux gosses de riches de la haute bourgeoisie beyrouthine. Aux abords de l'imposante fac, on les voit débarquer dans de grosses cylindrées, habillés à l'occidentale, à la dernière mode, et parlant un anglais impeccable. De fait, les études ici se font en anglais. Et, puis, les jeunes sont plus de culture anglo-saxonne, contrairement à une idée reçue qui présente le Liban comme étant plus proche de la culture française. Dans le campus, ambiance à l'américaine, mi-sérieuse, mi-cool, avec des profs hyper pros mais en même temps très ouverts, dont une partie recrutée directement aux States. Concerts, visites, sorties, clubs en tous genres meublent la vie du campus. “En 2001, j'étais président d'un club des droits de l'Homme qui avait à la fois une mission pédagogique et militante. On a fait plein d'expos par exemple sur les stigmates du confessionnalisme”, confie Hocine. Ce qu'il pense du Liban d'aujourd'hui ? Eh bien, que le paysage politique après l'assassinat de Hariri n'a pas tellement changé si ce n'est qu'“avant, on ne pouvait pas avoir ce type de discussion, les agents syriens étaient partout”. “Toute la classe politique actuelle, qui nous sert un discours antisyrien, avait des appuis en Syrie. Tous ceux qui ont pleuré Hariri le fustigeaient encore la veille de sa mort. Tout cela sent la récupération”, souligne notre compatriote. Autre chose : le poids du communautarisme qui continue de cloisonner la société libanaise. “Le mariage civil n'est toujours pas reconnu. Pour se marier, les Libanais de communautés différentes sont obligés d'aller à Chypre”, fait-il remarquer. Hocine est un peu agacé que l'Algérie soit très peu connue au Liban. “En troisième année de collège, j'ai modifié en classe le manuel d'histoire à propos de l'Algérie. Il y avait beaucoup d'erreurs. Pour le déclenchement de la Révolution ou bien l'Indépendance de l'Algérie, ils mettaient des dates complètement farfelues du genre 17 octobre ou 15 janvier, et, moi, j'ai corrigé ça.” Il faut dire que Hocine Dimerdji connaît bien son sujet, lui dont la père était en première ligne de front durant la Révolution. L'actualité algérienne était elle aussi peu commentée. “Pendant les années du terrorisme, on me demandait qu'est-ce qui se passe en Algérie ? Les gens avaient une idée très sommaire des évènements et les médias ici n'aidaient pas beaucoup à une meilleure compréhension de la situation. Quand il y a eu les évènements de Kabylie, on me demandait : qu'est-ce qu'un Kabyle ? Et je passais mon temps à expliquer…” Cela fait dix ans que Hocine n'a pas mis les pieds au bled. “La dernière fois où j'ai vu le pays, c'était en 1996. J'en ai profité pour refaire ma carte d'identité”, dit-il. Même si l'Algérie lui manque, Hocine ne vit pas cela comme une déchirure. L'environnement beyrouthin et surtout l'ambiance hautement intellectuelle de la AUB lui offre, il le sait très bien, des opportunités qu'il n'aurait jamais eues chez nous. Je lui demande quand même s'il a envie de revenir un jour en Algérie. Une question idiote évidemment… “L'Algérie, c'est mon pays. J'aime beaucoup l'Algérie. Ça me manque. Mais j'ai tous mes amis ici, ma vie est ici. Moi, je me sens chez moi n'importe où, même s'il reste encore malheureusement un peu partout des territoires d'exclusion.” M. B. (À suivre)