M. Lamiri est directeur de l'institut international de management à Alger. Dans cet entretien, il déplore l'inexistence d'une politique salariale en Algérie. Par ailleurs, il s'élève contre la dévalorisation de la science et de l'éducation à travers le montant dérisoire des rémunérations accordées à leurs dispensateurs. Liberté : Une grande polémique est suscitée actuellement autour de l'augmentation des salaires. Quel est votre point de vue d'économiste. Une revalorisation est-elle légitime ou pas ? Abdelhak Lamiri : Il faut discuter des salaires en tenant compte de trois paramètres : la croissance, l'inflation et la productivité. Un salaire doit être protégé de l'érosion du pouvoir d'achat et de l'inflation même si, depuis trois ans, nous avons eu des taux assez faibles de l'ordre de 1,5% à 3%. Il est vrai aussi que le SNMG (salaire national minimum garanti) a été augmenté il y a peu longtemps. Du point de vue du pourcentage, la hausse est énorme (20%) mais en termes de pouvoir d'achat, elle est très faible. En outre, il n'y a que les smicards qui ont été augmentés et pas les autres catégories de salariés. Sur un autre plan, il faut distinguer les salaires des entreprises des traitements de la Fonction publique. Les premiers dépendent de la réalité économique de l'entreprise, de sa part de marché, de sa valeur ajoutée… C'est le jeu de l'offre et de la demande qui détermine l'évolution des salaires dans le secteur économique. Mais, dans la Fonction publique, les choses sont différentes. En période de croissance, nous devons déterminer à l'avance où iront les dividendes de cette croissance. La répartition doit cibler trois chapitres : l'amélioration des salaires dans la Fonction publique, la constitution d'un fonds de développement des infrastructures et la création de l'emploi. Parce qu'il ne serait pas juste d'améliorer les salaires de ceux qui travaillent et laisser de côté les individus au chômage. Il faudrait que les politiques aient ce genre de discours. Il faut aussi qu'il soit inscrit dans la tripartite et dans le pacte social. Justement, le pacte social est un concept très en vogue mais dont on arrive difficilement à cerner les contours. Qu'en pensez-vous ? Il faudrait arriver dans ce pacte à clarifier l'arithmétique des salaires et à calculer la répartition des fruits de la croissance. Si on considère qu'un tiers de cette croissance doit aller à l'amélioration des salaires, une hausse de 25% à 35% serait économiquement justifiée. Cependant, il ne faut pas que les travailleurs ou leurs représentants exagèrent en arguant la flambée du prix des hydrocarbures pour exiger des augmentations salariales démesurées. Aujourd'hui, les prix sont élevés mais si dans trois ou quatre ans ils chutaient, comment allons-nous payer les salaires ? Il arrivera un moment où l'on ne pourra plus payer les salaires en comptant sur la rente pétrolière qui peut fluctuer d'un jour à l'autre. C'est la croissance réelle qui doit tirer les salaires vers le haut ainsi que la mise en place d'un système pour leur protection de l'inflation. Ainsi, les salaires peuvent être augmentés à périodes régulières à raison de deux ou trois ans et en fonction de l'évolution de l'inflation. Que reprochez-vous à la politique salariale menée jusque-là ? Il n'y a pas de politique salariale, ou du moins, elle n'est pas claire. En principe, elle doit être mesurée sur la base des trois axes que j'ai cités, la productivité, la croissance et l'inflation. À partir de ces éléments, une formule mathématique de calcul des salaires est trouvée. Nos amis allemands et suédois ont opté pour cette méthode visant une revalorisation automatique des salaires. Sans cette formule, nous retomberons toujours dans le même problème. Même si des augmentations sont concédées aujourd'hui. Il faut s'attendre à l'avenir à d'autres revendications. à votre avis, qu'est-ce qui empêche la mise en place de ces outils de calcul des salaires ? A priori, cela paraît très simple ! Il y a beaucoup de choses très simples que nous n'appliquons pas parce que nous travaillons au jour le jour. Il y a des dizaines de problèmes qu'il faut régler au quotidien sans mettre en place des mécanismes et des institutions au préalable. Les données macroéconomiques sont-elles les seuls critères de calcul du montant des augmentations salariales ? On peut améliorer les salaires en fonction des données économiques que l'on a mais, il faut faire quelque chose de plus intelligent en indexant les salaires sur la performance des salariés. Un professeur d'université dans tous les pays du monde a des primes en fonction de son rendement. Ces primes existent. Mais ce que contestent les syndicats est le montant dérisoire du salaire de base. Tout d'abord, il faut savoir que les primes concédées actuellement ne tiennent pas compte des efforts individuels. Aujourd'hui, la Fonction publique doit gérer le système des primes avec les outils modernes de management qui consistent à mesurer la performance et la contribution de chacun. Il faut faire un réajustement global. Or, en Algérie, la science est le parent pauvre de l'économie. Nous sommes un pays qui dévalorise la science à travers ses salaires. Or, ce sont les ingénieurs et les chercheurs qui vont produire les concepts nouveaux qui vont aider l'économie à se développer. Les enseignants sont également sous-payés. Nous ne pouvons pas avoir une éducation efficace sans l'encouragement de ses dispensateurs. Il est injustifié qu'un député ou un ministre soit mieux payé qu'un professeur d'université. L'unique loi en mesure d'attribuer à chaque fonctionnaire son rang n'est pas encore promulguée. À votre avis, pourquoi le statut de la Fonction publique tarde-t-il à voir le jour ? L'un des grands problèmes dans notre pays est qu'on manque cruellement de concertation. S'il y a une loi qui se prépare, il faut qu'elle soit discutée à tous les niveaux. Il faut que les catégories salariales concernées soient associées à la mise en place d'une grille claire qui encourage les meilleurs. Ce n'est qu'au terme de la concertation, une fois que toutes les parties sont d'accord, que cette loi doit atterrir au Parlement. En Algérie, nous avons l'impression que le Parlement existe mais pas le peuple. Un expert du Fonds monétaire international (FMI), de visite récemment en Algérie, avait fait une déclaration analogue à celle du chef du gouvernement, estimant que la révision des salaires doit dépendre de la croissance dans le secteur hors hydrocarbures. Quel est votre commentaire ? Tout d'abord, le FMI est dans son droit de donner son avis. Ses statuts le lui permettent. Des voix se sont élevées pour crier à l'ingérence. C'est un non-sens. Le FMI fait des ingérences dans tous les pays du monde. Il critique la politique américaine. Cependant, il ne peut pas donner des injonctions à l'Algérie car nous ne sommes pas en période de rééchelonnement. Nous n'avons pas de contrats à honorer avec lui. L'Algérie a le droit de rejeter ses conseils. Ceci étant, il a en partie raison car il ne faudrait pas que l'euphorie des recettes pétrolières record qui entrent dans les caisses de l'Etat nous pousse à demander une amélioration extraordinaire des salaires. On ne va pas doubler les salaires uniquement parce que les recettes des hydrocarbures ont doublé. Cette manne a été investie. Elle a produit de la croissance dont un tiers évidemment doit servir à l'augmentation des salaires. Je suppose donc que l'économiste du FMI a voulu mettre en garde les Algériens et tempérer leurs ardeurs en soulignant que les recettes pétrolières ne sont pas durables. Vous dites qu'un tiers de la croissance doit aussi aller à la création d'emplois. Pour résorber le chômage, les pouvoirs publics ont plutôt investi dans des dispositifs de préemploi. Que vous inspire cette expérience ? Ces dispositifs sont une perte de temps et d'argent. Je pense qu'au lieu d'opter pour ce genre de choses, multiplions des institutions comme l'Ansej. Nous avons besoin de quatre ou cinq Ansej. Mais à condition de les appuyer en faisant en sorte de créer dans chaque commune une pépinière d'entreprises gérées par des experts en création d'entreprises et qui aident les jeunes à monter leurs propres affaires. Nous avons besoin que les banques qui, au lieu de financer des bateaux de chewing-gum, financent la création de microentreprises et de PME. Que 80% de leurs ressources aillent dans cette direction. Il faut également que les administrations locales s'impliquent et que leurs performances soient jugées sur leur capacité à créer des emplois et des entreprises. En mettant tout cela en place, il n'y aura plus de chômage en Algérie dans quelques années. Depuis plusieurs mois, le taux de chômage est régulièrement revu à la baisse par les pouvoirs publics et l'Office national des statistiques. Or, cette baisse laisse sceptiques de nombreux observateurs. Partagez-vous leurs réticences ? Il faudrait que l'on ait un institut national de sondage indépendant qui met en adéquation ses statistiques avec les pratiques en cours au niveau international. Néanmoins, il va falloir se rendre compte que tout ce qu'on est en train de gagner en matière de création d'emploi est globalement éphémère. Actuellement, tout est investi dans les grands chantiers, construction de logements, travaux publics… Mais quand ces chantiers auront pris fin, les ouvriers seront mis dehors. L'unique alternative qui pourra sauver l'Algérie est la PME-PMI. Dans les fameux 60 milliards de dollars (recettes pétrolières) il faudra injecter au moins 20 milliards pour la création de ces entreprises. S. L.