Lorsqu'il pleut à Illizi, c'est le déluge. Les maisons s'écroulent, les oueds débordent, les digues lâchent. Illizi s'effondre. À Illizi, quand le ciel gronde, la terre devient un océan. “Ici, lorsque il pleut, il faut prévoir des palmes”, plaisante Faradj, employé à la mairie. Les barques sont des bennes de camions que les noyés des quartiers engloutis ont escaladées ce matin du 30 janvier 2006. Le photographe de la wilaya a immortalisé l'une de ces scènes insolites, où ces poids lourds achalandés comme des boat people roulent péniblement dans l'eau. En une demi-heure, les maisons sont à moitié ou totalement ensevelies. Les précipitations dévastatrices s'engouffrent dans les oueds arides qui enflent et deviennent violents. “C'était comme un tsunami”, illustre un adjoint au maire. Dans sa progression fulgurante, le raz-de-marée brise une digue frêle. Le mur en pierres implanté à l'entrée est de la ville n'a pas résisté au déferlement des eaux. Trois oueds, Oughat, Djanet et Mehrou, se réveillent d'un lit qui déborde sur les terres. Un peu plus d'un mois n'a pas suffi au soleil pour les sécher. Sous une couche sèche et craquelée par la chaleur, le sable est encore humide. Des palmiers-dattiers, courbant l'échine, ploient sous le poids de leur feuillage. Les palmeraies sont des paradis à l'agonie que les propriétaires ne viennent plus regarder mourir. “Les agriculteurs ont été sévèrement touchés”, acquiesce tristement Faradj. Au volant de son véhicule Station, il traverse rapidement le no man's land. Au bout de sa course, surgissent des maisons éventrées, ou carrément effondrées. Haï Djibril a été la première cible des oueds en furie. Dans le champ de ruines, une tente est érigée. Elle abrite les hommes qui sont restés pour veiller sur les meubles, sauvés de la noyade. Assis autour d'un brasero, ils regardent le soleil se coucher. Plusieurs nuits se sont succédé, semblables d'inquiétudes et d'espoirs. “Ce matin, nous avons vu le secrétaire général de la wilaya. Il nous a promis que tout sera réglé rapidement”, relate Brahim. Comme ses voisins, il est destinataire d'une enveloppe de 50 millions de centimes, le montant alloué par l'Etat, dans le cadre du programme des logements ruraux. Illizi compte 350 familles sinistrées. À haï Djibril, elles sont plus d'une dizaine. Les femmes et les enfants ont trouvé refuge provisoirement dans le complexe omnisports. “El halla ma'tachkourch” (la situation n'est pas bonne), avertit d'entrée un de leurs hôtes. Le personnel d'encadrement dépend de la Direction locale de la solidarité nationale. Djamel Ould Abbès, ministre du secteur, et son collègue de l'Habitat, M. Hamimid, ont été dépêchés en urgence à Illizi, au lendemain des intempéries. “Ould Abbès n'est pas resté plus d'une heure. La population l'a très mal accueilli, car il est réputé pour ne pas tenir ses promesses”, révèle un fonctionnaire de l'administration locale. Ayant dû s'approvisionner en cassettes auprès de la cellule de la communication de la wilaya pour retransmettre les images des inondations, qui ont été source d'attention en haut lieu, la télévision n'a pas jugé utile de revenir sur l'événement. Comme le ministre, l'Unique a assimilé Illizi à une brève escale. LE DESARROI DES SINISTRES Les projecteurs, désormais éteints, les sinistrés deviennent encombrants. Dans les salles du gymnase du complexe omnisports cohabitent des familles de haï Djibril, Hdeb, Aïn El Kours et El Wassat. Au bas, des appareils de musculation adossés au mur, des matelas sont alignés. De vieilles femmes drapées de leur costume targui y sont allongées. Elles discutent à voix basse. La vision de Faradj leur fait détourner la tête. Elles l'interrogent sur leur sort. Leurs questions sont pressantes. Elles trahissent un grand désarroi. Que vont-elles devenir avec leur progéniture ? Selon une instruction de la wilaya, les sinistrés doivent quitter le complexe. Des tentes sont mises à leur disposition en attendant la construction des fameux logements ruraux. “C'est bientôt l'été. Les enfants ne supporteront pas la chaleur sous les tentes”, s'élève Mabrouka, une jeune maman de 23 ans. Son benjamin s'accroche à sa robe. Elle tente de l'éloigner du feu sur lequel cuit du couscous. “Auparavant, ils nous donnaient à manger mais, depuis quelques jours, nous devons cuisiner”, constate la jeune femme. Selon elle, l'arrêt de la restauration n'a qu'un but : pousser les occupants du complexe à plier bagage. Pourtant, les autorités continuent à les approvisionner en denrées alimentaires, mais Mabrouka ne se fait pas d'illusions. Après l'eau minérale, les couches bébés, les plats cuisinés, le reste des vivres finira par être coupé. “Nous n'avons même plus droit à une assistance médicale”, confirme-t-elle. En allant sous les tentes, les sinistrés devront s'inventer une vie faite de privations. Les enfants ont déjà ce goût d'amertume qu'ils traînent sur le chemin de l'école. Plus de vêtements, plus de livres et plus de cahiers. “J'ai envoyé mon fils chez des cousins. Car l'école est loin d'ici”, confie cette autre mère de famille. Dans l'infortune communauté, le sort de certains est plus hypothétique. Samia et son mari ne sont éligibles à aucune aide des pouvoirs publics. Etant des locataires, ils doivent se débrouiller afin de trouver un nouveau toit. Pour les autorités, ils sont des intrus, de faux sinistrés. “Après les intempéries, les loyers ont flambé. Avec quoi va-t-on payer ?” se plaint Samia. Originaire de Kabylie, elle a suivi son époux à Illizi où il travaille en qualité de maçon. Tout aussi incertains de leurs lendemains, d'autres qu'eux ont décidé de forcer le destin en investissant des logements vides de l'Opgi. Ils sont sans électricité ni eau, mais ils n'en ont cure. Dans la ville, le courant électrique a été interrompu pendant une dizaine de jours. Sans l'aide des militaires, la mise en quarantaine aurait perduré. “Huit avions de secours ont été dépêchés de Ouargla”, raconte Faradj. Dans les zones éparses, disséminées dans le désert, les renforts de l'Anp ont mis en place un pont aérien et procédé au largage des vivres à des Touareg, piégés par la crue. De part et d'autre de la route de Djanet, au Sud, des étendues d'eau sont perceptibles. L'asphalte défoncé à plusieurs endroits porte les stigmates de la furie. Au centre-ville, dans les artères commerçantes, des flaques boueuses tarissent lentement. Elles se succèdent au pied des murs, où le niveau des eaux (plus de deux mètres dans certains quartiers) forme une ligne droite. “S'il avait plu de nuit, beaucoup de gens seraient morts”, observe-t-on çà et là. Croyant le sinistre circonscrit au chef-lieu de la wilaya, l'APC avait commencé par se mobiliser. Mais elle s'est rendue compte très vite que son modeste plan Orsec était dérisoire. Outre la ville d'Illizi, 12 localités secondaires ont été déclarées zones sinistrées, comme Farnoun, à 120 km, et Tamdjert, à 200 km. “Ce n'est pas la première fois que cela arrive”, témoigne Faradj, très fataliste. En 1946, en 1952, en 1953 puis en 1996, les oueds sont sortis de leur lit. Mais jamais avec cette férocité. 280 milliards de centimes est le montant des dégâts. S. L.