Sollicité pour nous éclairer sur la situation prévalant depuis quelques jours dans son pays, l'ex-chef de l'Etat tchadien et toujours président du Front de libération nationale du Tchad, Goukouni Weddeye, qui réside en Algérie depuis 1990, s'est aimablement prêté à nos questions. Liberté : Avant tout, pouvez-vous nous faire une analyse objective sur ce qui se passe au Tchad, à la lumière des derniers développements ? Goukouni Weddeye : L'arrivée d'Idriss Deby au pouvoir, en décembre 1990, avait suscité un grand espoir chez le peuple tchadien. Le soutien et la confiance sans réserve dont il a bénéficié, tant de la part de la population tchadienne que des pays frères et amis, étaient immenses. Toutes les conditions étaient réunies pour que le pays rompe définitivement avec des années de guerre et des déchirements pour s'engager dans la voie du redressement, à savoir : le retour des exilés et des opposants, l'extinction des foyers des luttes armées, la déflation et la création d'une armée véritablement nationale, la baisse des tensions avec les pays voisins et les aides massives des partenaires extérieurs, notamment, la Libye, la France, l'Union européenne, le Pnud, les Etats-Unis, etc. De tous ces facteurs encourageants, trois actes majeurs ont influencé l'optimisme momentané des citoyens et des observateurs concernant l'avenir du Tchad. Il s'agit de la légalisation des partis politiques, c'est-à-dire le multipartisme, la transparence et l'alternance. La tenue de la conférence nationale souveraine égale, l'exécution intégrale du cahier des charges et l'avancement des négociations sur l'exploitation du pétrole supposent la lutte contre la pauvreté. Hélas, force est de constater que les espoirs en un redressement du Tchad ont été largement déçus et que l'inquiétude est en train de grandir chez beaucoup de nos compatriotes qui ne se retrouvent plus dans la nouvelle donne qui s'instaure, malgré les projets d'avenir en cours et les atouts considérables dont dispose notre pays. Après seize ans de règne clanique sans partage, sciemment entretenu à dessein dans un chaos économique, politique et militaire indescriptible. Après avoir saigné à blanc le pays, vidé la subsistance de la démocratie, instaurée en grande pompe au premier jour de son règne, et en rendant l'armée tchadienne inexistante, malgré des milliards de dépenses inutiles dans le cadre de la déflation et de la réorganisation d'une armée véritablement nationale, que d'accumulation d'erreurs dans la gestion du pays, des déviations et des exactions de toutes sortes ont ravivé tous les germes de la guerre et de la division qu'on croyait définitivement enterrés : le clivage au sein de l'armée notamment dans le cercle clanique, l'asphyxie des initiatives nationales dans les domaines de l'économie, du commerce et des entreprises, les détournements flagrants des deniers publics au profit d'un clan au détriment du peuple tchadien, la répétition régulière de massacres de civils et d'opposants désarmés et la démission totale de l'Etat des secteurs socioéconomiques. Parmi les nombreuses conséquences de cette mauvaise gestion de la vie nationale, il faut souligner particulièrement la perte de confiance des populations vis-à-vis de l'Administration, la multiplication des mouvements de lutte armée, voire même la terreur et le banditisme dans les grandes villes, y compris dans la capitale, accentués surtout par la modification de la Constitution contre la volonté des partis politiques. Sans entrer dans une analyse exhaustive de la vie nationale, je préfère m'en arrêter là et répondre aux autres questions que vous voudriez bien me poser. Il a toujours été reproché au président actuel du Tchad, Idriss Deby Itno, de ne pas respecter les règles de la démocratie, voire avoir eu recours à la fraude pour gagner les élections. Qu'en est-il au juste ? Après deux mandats entachés de fraudes inexprimables, Idriss Deby cherche à duper l'opinion nationale et internationale en organisant des élections, sans que les conditions soient réunies, en amendant la Constitution pour briguer un troisième mandat, au moment où le pays est au bord d'une guerre aux conséquences très désastreuses. Et ce, malgré l'appel au boycott des élections décidé par tous les partis politiques et par la société civile. Son entêtement à organiser des élections dans ces conditions démontre qu'il n'obéit pas aux règles élémentaires de la démocratie. Certains opposants tchadiens affirment qu'Idriss Deby Itno est l'homme de Paris. Quel est votre avis à ce sujet ? Sans nul doute, Idriss a pris le pouvoir en 1990 avec l'appui incontestable de la France pour des raisons économiques et géostratégiques. Il demeure toujours, et pour les mêmes raisons, l'homme de la France. Est-il exact que lors d'une rencontre à Tripoli, Idriss Deby Itno aurait conditionné votre retour au pays par un renoncement à faire de la politique ? Effectivement, le président Deby voulait que je regagne le pays en tant qu'ancien président du Tchad pour l'aider dans ses lourdes et complexes tâches. Il ignore que je dirige le plus vieux mouvement révolutionnaire tchadien, le Frolinat. Cependant, par souci d'éviter des frictions entre nous, il souhaitait que je renonce à la création d'un parti politique. Cela prouve qu'Idriss Deby refuse à tout Tchadien probe et jouissant de la sympathie du peuple de l'affronter aux élections. Le Front uni pour le changement, qui mène la rébellion au Tchad, est-il en mesure de faire tomber le régime en place à N'djamena ? Ce que je sais, après l'échec de la première attaque d'Adré, c'est que huit mouvements se sont retrouvés pour fusionner leurs forces dans une organisation dénommée Front uni pour le changement et la démocratie. Quelques jours plus tard, la même organisation s'est scindée en trois parties : SCUD, dirigés par Timan Erdimi, et le groupe d'Abakar Tolé et le FUC de Mahamat Nour regroupe six mouvements. Eu égard aux derniers événements où chaque groupe s'engageait dans les combats contre l'ennemi commun, l'autre l'observait et applaudissait sa défaite. Partant de là, je reste très pessimiste concernant une probable chute du régime. Mais je reste convaincu que si l'opposition politico-militaire dans son ensemble irait dans le sens de l'union en surpassant les ambitions personnelles et égoïstes, elle triomphera sans aucun doute. Que pensez-vous de la rupture des relations diplomatiques avec le Soudan, décidée unilatéralement par Idriss Deby Itno ? Quelles que soient les divergences qui existent entre le Tchad et le Soudan, il serait sage, à mon avis, de ne pas rompre les relations diplomatiques par un simple accès de colère, car nos deux pays partagent des relations séculaires, historiques et culturelles. Nos populations se sont imbriquées de part et d'autre de la frontière. C'est pourquoi, je salue la position sage du Soudan de ne pas rompre les relations par réciprocité. Quel est votre avis sur l'évolution de la situation militaire sur le terrain ? Quand on pose le problème en termes de stratégie militaire, je dirais que c'est une erreur d'envoyer une force aussi importante, si loin de ses bases arrière, en laissant toutes les forces ennemies derrière. Mais, quand on voit l'effet qui s'en est suivi après l'attaque de la capitale tchadienne, au cœur même du dispositif du pouvoir, je puis dire que le Front uni pour le changement a marqué un point historique. Le Tchad a retiré récemment sa reconnaissance à la République arabe sahraouie démocratique (Rasd). Certaines sources affirment que la décision a été prise à la suite de pressions françaises en contrepartie d'une aide pour venir à bout de la rébellion ? Y a-t-il du vrai dans tout cela ? Personnellement, je ne dispose d'aucune information à ce sujet. Néanmoins, je vais émettre certaines hypothèses tout à fait différentes de votre source, selon lesquelles les pays de la sous-région, dont je ne pourrais citer les noms, peuvent être à la base de la prise de position d'Idriss Deby. Il est question de l'extradition de l'ancien président tchadien, Hissène Habré. Quelle est votre position ? La décision concernant ce point sera prise par les chefs d'Etat africains, en juin prochain à Banjul, en Gambie, à l'occasion du sommet de l'Union africaine. J'espère qu'il donneront le feu vert à l'extradition de Hissène Habré, parce qu'il est passible de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité durant son règne. Puisque nous parlons de Hissène Habré, je tiens à préciser que son agent d'exécution, à l'époque, n'est autre que l'actuel président du Tchad, Idriss Deby Itno. Ce dernier a successivement exercé, à cette période, les fonctions de responsable des services secrets tchadiens et de chef d'état-major de l'armée. K. A.