Liberté : Dans votre exposé, vous avez parlé de “protocole chinois” en évoquant cet arsenal procédurier mis en branle pour juger les journalistes. Êtes-vous pour un code spécifique pour les journalistes ou bien êtes-vous plutôt d'avis à ce qu'on puise dans le droit commun pour juger les affaires de presse ? Jean-Yves Monfort : Je pense effectivement qu'il ne faut pas traiter les affaires de presse dans le cadre du droit commun. En France, l'histoire justifie qu'il y ait des textes spécifiques qui ne sont pas intégrés dans le code pénal concernant les affaires de presse. Il faudrait bien imaginer dans un pays plus neuf et qui crée sa législation que les infractions de presse sont traitées, je dirais, dans un chapitre particulier du code pénal. Mais ce qui me paraît intéressant, c'est qu'il y ait une procédure spécifique au-delà de la définition de ces infractions de presse. En parlant de cette procédure très complexe, ce “protocole chinois”, cette complexité est destinée en fait à protéger l'auteur de l'infraction de presse puisque c'est une procédure pleine d'obstacles difficiles à franchir. J'ai cru comprendre qu'en Algérie, malheureusement, la procédure spécifique n'existait pas dans ce domaine, et que s'il y a des infractions de presse, elles sont traitées selon la procédure de droit commun. Et je pense qu'il y aurait certainement un progrès à aller un petit peu comme nous le faisons en France dans le sens d'une procédure spécifique. Vous disiez à juste titre que la justice “n'est pas le bras armé de l'Etat”. Or, il se trouve malheureusement des dizaines de journalistes emprisonnés un peu partout dans le monde et, l'image de la justice reste, force est de le constater, celle d'une institution qui n'est pas tant la gardienne de l'“ordre public” que la gardienne de l'“ordre établi”. Qu'en pensez-vous ? C'est toute la difficulté de l'exercice, en fait. En France, on ne peut pas dire que la justice constitue un troisième pouvoir. On sait que depuis le début de la Ve République, ce que l'on appelait un peu traditionnellement le pouvoir judiciaire n'est plus qu'une autorité judiciaire. Donc c'est une autorité subordonnée dans la conception qu'avait le général de Gaulle des institutions. C'est vrai aussi que les magistrats sont des agents de l'Etat. Structurellement, statutairement, ce sont des fonctionnaires. Mais, ce qui est important, c'est que ces fonctionnaires soient des fonctionnaires à part dont l'indépendance est parfaitement garantie. Et, j'ajouterai que intellectuellement, les magistrats doivent effectivement savoir parfois mordre la main qui la a nommés, c'est-à-dire s'abstraire de ces origines étatiques qui sont les leurs afin de pouvoir, sinon exercer un pouvoir complètement autonome, ce qui serait difficile à concevoir, à tout le moins toujours se souvenir qu'ils sont indépendants des pouvoirs politiques, et pour pouvoir éventuellement sanctionner les puissants du moment, si c'est nécessaire, comme on l'a vu parfois dans les affaires de corruption politique par exemple. Et on voit bien que, dans la poursuite des infractions de presse, cette indépendance de la justice est une nécessité. On ne conçoit pas que ce dialogue que l'on prône entre la presse et la justice puisse exister s'il n'y a pas indépendance de part et d'autre. Selon vous, peut-on parvenir à dépénaliser les délits de presse ? Ça, c'est un débat que nous avons en France avec les journalistes qui, eux, aimeraient bien avoir un système de déontologie interne, c'est-à-dire, en fait, une autorité indépendante qui régirait la presse. Des médiateurs à l'intérieur des rédactions qui seraient là pour résoudre les conflits avec les particuliers, pour faire la leçon éventuellement aux journalistes de la maison, mais tout cela en famille en quelque sorte, et le juge serait, ce faisant, effectivement, mis à l'écart et n'aurait plus son mot à dire. Personnellement, je ne suis pas du tout partisan de ce système. Je pense qu'il est bon que ce soit la justice qui demeure le “gendarme” de la presse, que ce soit un gendarme bienveillant ou libéral, mais que finalement cette “police de la presse” pour employer un mot qui a cours dans ce domaine, soit quand même le fait d'une autorité judiciaire et pas simplement de la profession elle-même qui s'autodisciplinerait. Propos recueillis par Mustapha Benfodil