Pour expliquer son refus de prendre part aux manifestations de l'Année de l'Algérie en France, l'artiste Idir nous a adressé le texte ci-après. Tout est toujours plus compliqué avec l'Algérie. Et cette Année de l'Algérie en France n'échappe pas à la règle. Son inauguration au palais de Bercy a été précédée d'un remaniement impromptu à la tête du commissariat algérien de cette Année de l'Algérie en France. Ce changement s'est accompagné de la mise à l'écart du sponsor Khalifa, devenu encombrant depuis qu'il avait défrayé la chronique. Le 31 décembre 2002, la représentation inaugurale de Bercy s'est tenue sans les artistes kabyles, et la semaine suivante, le 5 janvier 2003, une foule considérable d'Algériens a marché dans les rues de Paris pour réclamer la libération des détenus du mouvement citoyen de Kabylie. A un niveau plus modeste, je viens moi-même d'être victime d'une grossière manipulation. Un article paru dans la presse parisienne a fait expressément état d'un soutien appuyé que j'aurais apporté au Chef du gouvernement algérien en visite à Paris lors d'une réception à laquelle... je n'ai pas pris part ! Le problème de cette Année de l'Algérie en France réside bien là : dans son instrumentalisation par le pouvoir, particulièrement en cette période de précampagne présidentielle. La crainte de voir les manifestations artistiques détournées de leur objectif est partagée. Même chez ceux qui s'associent à cette opération, beaucoup disent être là pour “dénoncer la censure et la répression”. On a, déjà, pu mesurer les limites de cette démarche lors de la retransmission en différé de la manifestation de Bercy par la télévision nationale que les Algérois appellent “l'Unique” ou “Canal Bouteflika”. Fidèle à sa pratique, la télévision du pouvoir a coupé sans état d'âme les passages suspectés de déplaire en haut lieu. On se souvient de Matoub Lounès, vedette contestataire remplissant le Zénith à Paris, des stades en Algérie, invité sur je ne sais combien de plateaux de télévisions étrangères. Lorsqu'il fut assassiné en juin 1998, la télévision algérienne cherchant à faire part d'un événement qu'elle ne pouvait taire, s'aperçut qu'elle n'avait pas d'images à diffuser sur le chanteur. Elle ne prit acte de l'existence de Matoub Lounès que le jour de sa disparition ! Cette anecdote illustre bien les rapports qu'entretiennent les autorités algériennes avec les artistes et la culture en général. Faire entendre la voix de l'Algérie en France, nous sommes quelques-uns à essayer de le faire depuis plusieurs années. Nous l'avons fait, en particulier, chaque fois que l'Algérie a eu besoin de notre solidarité. Et à de nombreuses reprises, la barbarie intégriste, mais aussi la répression du pouvoir nous ont, trop de fois, fourni l'occasion d'exprimer notre soutien à ceux qui souffraient en Algérie. Dès lors se pose pour moi un dilemme : comment célébrer l'Algérie des officiels sans renier celle que j'ai chantée, hier encore, au Zénith, à la mémoire des cent vingt-trois jeunes de Kabylie tués par la gendarmerie dans des manifestations ? Comment célébrer l'une sans insulter l'autre ? Pourtant, en dépit de l'intolérance dont nous avons souffert, ou plutôt à cause d'elle, je ne me résous pas à utiliser le mot “boycott” qui, lui aussi, me paraît véhiculer sa part d'intolérance. Mais, je ne participerai pas aux manifestations préparées sous le label officiel et pour lesquelles les organisateurs nous annoncent un succès certain, même si celui-ci tarde à venir. Un budget conséquent saura venir à bout des réticences les plus affirmées, laisse-t-on entendre. Devant les hésitations d'un jeune chanteur qui cherchait à se retirer du gala de Bercy, le démarcheur lui dit : “Combien tu veux ?”. Effrayé par une telle proposition qu'il n'a jamais entendue de sa carrière, le chanteur s'est rétracté. Dans quelle galère cherche-t-on à m'embarquer pour me faire de telles offres, s'est-il inquiété. Ce n'est pas de cette Algérie dont je rêve. Quarante ans après la guerre, il est temps que, Algériens et Français unis par tant de liens, échangent dans une atmosphère apaisée. C'est possible si, en France, on a le courage de rappeler que le respect des droits de l'homme inscrit dans les traités ne s'accommode pas de répression sanglante, quels que soient les enjeux géostratégiques ou pétroliers, et si de l'autre côté de la Méditerranée, l'on a la sagesse de considérer avec recul ce que peut être une action émancipatrice pour l'Algérie. Je me remémore souvent les propos rapportés par Ferhat Abbas, dans son livre L'Indépendance confisquée, que lui avait tenus son homologue, le président de l'Assemblée nationale syrienne, à qui il faisait visiter en 1963 les riches plaines de La Mitidja : “Vous avez là un beau pays, mais saurez-vous le garder longtemps dans cet état ?” La réponse, nous l'avons, hélas, aujourd'hui. C'est que, si les temps ont couru, les mentalités des dirigeants algériens sont restées figées à 1962. J'appelle de mes vœux à une manifestation généreuse qui réunirait artistes algériens et français pour chanter l'Algérie tournée vers son avenir et réconciliée avec ce quelle porte de meilleur au plus profond d'elle-même. (*) Chanteur algérien