Notre reporter a parcouru plusieurs centaines de kilomètres pour finalement constater que l'Algérie continue à se vouloir du mal. Elle a sali son sol et ses murs, et rendu faméliques ses enfants. Meziane Ourad est allé palper la misère là où, jadis, coulaient les richesses. Explications. Taghit a la réputation d'être un écrin pour bijoux inestimables. Son vieux ksar et sa grande dune qui annonce la naissance de l'erg occidental, son oued d'où jaillit une modeste, mais éblouissante, palmeraie, donnent à cette oasis de rêve des formes particulièrement séduisantes. On tomberait plus vite amoureux de Taghit que de la plus belle femme du monde si des mains maladroites n'étaient venus barbouiller la toile originelle. Raturer le paysage. Pour sacrifier à l'impératif de réalisation du logement social, on a invité le béton et la ferraille à venir célébrer d'illégitimes épousailles avec le sable. On a mêlé la rouille à l'or. La grande dune de Taghit, qui aimait s'offrir au regard des visiteurs qui étaient fort nombreux il y a bien longtemps, a cédé devant l'agressivité d'une ligne de constructions aussi hideuses que protectrices (pour ceux qui les habitent). Pour tout arranger, on a cisaillé dans le corps de la palmeraie, pour réaliser un pont destiné à juguler les crues. On nous a appris que les architectes prévoyaient tout de même de lui donner les formes et les couleurs du lieu. Que demande le peuple ? Le chantier qu'on a vu a des allures de chancre. Puisse la touche finale apporter un peu d'humanité à la chose ! Taghit se joue, vaille que veille, du boycott organisé ou non que nous imposent les nations pourvoyeuses de touristes. Les gens sont regroupés sur les rives de l'oued. Le décor est paradisiaque. L'Algérie est ainsi, l'éden est sur les paumes de ses mains. Il ne fait ni trop chaud ni trop froid. Des jeunes, filles et garçons, suent. Ils viennent de marcher sur dix-huit kilomètres. Même les derniers arrivés sont heureux. Le chef de daïra est d'une simplicité désarmante. Il est étonné de voir un journaliste ici. Il blague. Il est bien heureux de voir sa ville revivre à l'occasion de la randonnée de 18 km qu'organise Race-Tours et qui a attiré quelques dizaines de jeunes du nord du pays et de France. Il y a de la joie dans l'air. L'hôtel réalisé par les Italiens dans les années 1970 a étonnamment résisté à deux décennies de disette. A l'exception du jet d'eau qui a tari depuis bien longtemps, il a conservé une fière allure. Un charme certain. Un vieux cheikh joue de la flûte au milieu d'une ribambelle de jeunes Beurs rieurs. Emerveillés ! Au menu, ce soir, il y a un barbecue sous la dune. Un bout du rêve algérien, désormais enterré partout ailleurs. Taghit sans soutien Dans ce décor qui invite à la poésie, Athmane Hamadi, le président de la Chambre de commerce, transporteur transaharien de son état, ne s'en laisse pourtant pas conter. Il ne perd pas de vue le souci de tous les Algériens, sa préoccupation de chef d'entreprise : le travail. Il explique : “Le redressement de l'économie du pays passe par l'encouragement des investisseurs locaux et l'éclosion des petites et moyennes entreprises. Les PME sont l'avenir de ce pays que les fonctionnaires freinent sciemment. On veut rentrer dans l'économie de marché en copiant la France qui a des siècles de pratique industrielle. L'économie parasitaire ne peut être vaincue et le chômage résorbé que si on associait au développement les petits et moyens investisseurs nationaux. La fiscalité est lourde et les crédits bancaires sont trop longs à allouer.” La dune de Taghit n'écoute pas ces barbarismes. Ces projets qui se défendent lui serviraient, pourtant, d'alliés... Hamadi a peur qu'il ne soit un jour trop tard. “Il est encore temps de positionner les Algériens dans la perspective de la mondialisation. Ici, on parle trop et on “se casse” entre nous. Nous continuons à fabriquer des produits manufacturés que l'on retrouve sur le marché étranger estampillés “Made in Tunisia”. Un comble !” On quitte Taghit, une commune-daïra de 7 000 habitants, sur cette sentence : “Ce n'est pas avec du papier — la planche à billets — que nous entrerons dans l'économie de marché !” Route de Béchar. Le vide nous cerne. Il y a encore quelques pasteurs. Il y aurait encore une centaine de nomades à Taghit. On ne les aperçoit pas, mais on croise leurs troupeaux. Essentiellement des dromadaires et des chèvres qui nettoient l'environnement souillé de ses papiers. Hamadi a un violent désir d'aller traire une chamelle : “Son lait est un remède imparable à beaucoup de maux…” Encore une légende bien admise... Ca déride ! On arrive à Béchar par Bidon 2, un ancien village de mineurs. “Des Kabyles qui ont fini par prendre racines ici”, nous explique-t-on. Les squelettes de la machinerie, qui servaient aux houillères, sont toujours là… Ceux qui nous accompagnent sont convaincus qu'on aurait pu continuer à exploiter le tréfonds de la terre à Kenadsa ou Bidon 2 pour produire de l'électricité ! Viable ? Difficile de savoir. Ce qui n'est pas viable, c'est, encore une fois, l'urbanisme. Béchar n'a pas résisté à la médiocrité ambiante dans le pays. Cette ville qui fut toute en ocre et arcs est devenue une compilation de logos bétonneux. Ibn Khaldoun disait que c'est à l'aune de son urbanisme qu'on peut mesurer le degré de civilisation d'un peuple ! Notre note aujourd'hui avoisinerait le zéro sur vingt dans l'esprit du maître. Terrible ! Toutes les villes d'Algérie, à l'exception des grands centres urbains qui nous ont été légués par la colonisation, se ressemblent. Ce qui signifie qu'elles ne ressemblent à rien. A ce propos, un architecte nous édifie en une phrase : “Un urbain est exercé, à l'œil, à la différence. Chez le rural, toute différence devient un différend.” Du coup, tout le monde construit kif-kif, puisqu'à bien y regarder, nous sommes tous des ruraux à l'origine. A ce titre, Mecheria pourrait être un étalon, pour qui veut prendre le pouls du désordre urbain. Mecheria est un gâchis immobilier, un hymne au mauvais goût traversé par des rues où les véhicules dansent comme sur un tamis de foire. Les voies qui courent entre les difformes bâtisses de la “ville” ont une gangrène avancée. Les façades de la ville constituent une immense fresque vouée à la déesse “Nullité”. S'y étalent des reproductions de capsules de sodas, de poulets qui pourraient ressembler à des cochons de lait, de casse-croûtes qui rappellent l'organe viril de l'âne, des combinés de téléphones qui ont l'apparence d'haltères, des livres semblables à des mille-feuilles défraîchis… Bref, on est ici dans un gros village qui semble avoir vécu hors du temps. Qui semble n'avoir jamais jeté un œil sur le monde. Ici, la parabole n'est pas devenue maîtresse des écrans. Ceci explique cela, sans doute. Les rues sont bondées de monde. Mohamed, le secrétaire local de l'Organisation nationale des enfants de chouhada, commente : “C'est normal que tout le monde soit dans la rue. Nous avons le plus fort taux de chômage du pays.” Appréciation empirique s'il en faut qui dit tout de même la forte conscience que les locaux ont de leur détresse. Les enfants de chouhada sont très actifs. Le DUCH qui en fait partie explose : “On a donné à nos mères 12 DA par trimestre pendant 40 ans ! Comment aurions-nous pu continuer à rester les bras croisés ? Après l'indépendance, on a donné aux femmes de chahid des serpillières et à leurs fils des postes de planton. A ce jour, il y a encore des veuves de chahid à la rue. L'Etat nous a donné 1 DA par jour durant 40 ans. Comment pourrions-nous continuer d'aller à l'école avec une somme pareille ? On nous a fait passer pour des privilégiés. Ca nous a empêchés de revendiquer nos droits, comme l'ensemble des citoyens. Nous sommes des sous-citoyens. Qu'on nous explique pourquoi nous sommes exclus de l'armée et des services de sécurité ? Serait-ce parce qu'on a dans les gênes le sens de la révolte ?” Fils de chahid ou pas, ces hommes rencontrés au siège de l'ONEC côtoient la misère quotidiennement. Autrefois caravansérail, Mecheria, avec ses sept communes, compte désormais 80 000 âmes, presque autant de désœuvrés. Autrefois, on vivait plus ou moins bien à Mecheria où la plupart des familles vivaient de l'élevage. Depuis que la sécheresse a frappé au milieu des années 1970, la région s'est complètement paupérisée, les gens appauvris. “Ceux qui avaient entre 2 000 et 5 000 têtes d'ovins ou de caprins ont pu tenir un temps. Quelques éleveurs dont les troupeaux ne dépassent plus les 100 têtes continuent à survivre de leur commerce. La majorité de la population nomade est rentrée.” C'est celle-là qui a fait du lieudit de l'époque la ville difforme que l'on peut voir aujourd'hui. Assistées par le régime de l'époque et son idéologie populiste, les populations n'ont pas senti venir la crise. La faim. Aujourd'hui, les pasteurs d'hier, devenus mendiants, s'entassent dans des quartiers qu'on appelle Western ou “abni oua skut” (construis et tais-toi) ! Nul besoin d'un lexicographe pour comprendre le sens du nom de ce dernier quartier : c'est un territoire de non-droit où l'on construit comme on peut pour s'abriter des rigueurs de l'hiver, des étés implacables et des dégâts causés par le sable qui avance. “Abni oua skut” est une stèle érigée à la violence et au dénuement. Ici, on n'est pas trop loin de Qazdir, l'autoroute du kif et du Dobanis, un apéritif espagnol frelaté qui a déjà fait des morts… Restaurant La Saoura. La gargote est propre, mais elle est loin de mériter la pompeuse dénomination de restaurant qu'elle porte. A l'exception de la h'rira — soupe à base de blé — qui rappelle la proximité du Maroc, la gastronomie qui y est pratiquée rappelle toutes les tavernes maures du pays : fayots, lentilles, frites-omelettes et N'gaous. Rien que du rata de pauvre. Abdenour, le tenancier, vient d'Amizour. Il a 30 ans. Il s'en sort à peine avec ses charges, notamment locatives. 12 000 DA, un garage nu et froid qu'il a dû équiper et achalander. Et la solitude qui le pousse parfois à quelques excès. Beaucoup de Kabyles de Mecheria se réunissent chez Abdenour, le soir venu, pour palabrer. Pas nostalgique pour un sou, cette diaspora est, au contraire, résolue à s'en sortir pour pouvoir dans un second temps… s'exiler ! Aller plus loin, en France. Rêve partagé par tous leurs congénères et que Chirac s'est refusé à exaucer. Qu'à cela ne tienne, les soirs de déprime, ils arrivent à trouver quelques alcools dans cette ville, en apparence pieuse. Un gamin se présente. Il est subjugué par le flan exposé dans la vitrine frigorifique. Il en veut. Il en demande le prix. Trop cher. Il demande ce que peuvent lui payer comme pitance 20 DA. “Un demi-sandwich frites”, répond Madjid, l'assistant de Abdenour qui ajoute : “Pour rien au monde, je ne m'installerai comme gargotier. Un jour, alors que je l'étais, deux personnes sont entrées dans mon établissement. Elles commandent une omelette-frites à deux. Sur la table et avant que je ne réalise leur commande, elles ont trouvé un panier qui contenait sept baguettes de pain débitées en petits morceaux. Au moment où je sers l'assiette de frites, le panier était vide. Il me fallait encore leur resservir sept baguettes. J'en étais donc à 140 DA de perdus pour une recette… de 60 DA. Depuis, j'ai juré de ne plus mettre la main dans la marmite.” Depuis, Madjid s'est fait électricien. Il travaille à crédit. Il enrage mais pas décidé à rentrer en Kabylie bredouille ; il continue à espérer un meilleur vent. Une relance. Un miracle. Pourquoi pas, un coup d'esquive, un visa, l'Europe… ? Sur la route du quartier Western, anciennement Haï Bradid, les routes ont, bien entendu, le sida. Elles toussotent à l'instar des maisons qui s'y trouvent. Les maisons sont dans leur majorité construites en pisé. Les habitants, eux, sont en carton. Ils sont fripés par la faim et l'attente. Khelifa est porteur. Lorsqu'il trouve quelques sacs à mettre sur son dos, il peut rapporter 200 DA à la maison, en fin de journée. Les jours sans, il dort sans ! Qui dort dîne… Pauvreté à l'ombre de Djebel Antar Khelifa est très propre sur lui, ce qui ne l'empêche pas d'être conscient du fait qu'il n'a aucun avenir. Il trime quand il peut, comme il peut, pour nourrir ses frères et sœurs. Entre son quartier et Mecheria, il y a deux kilomètres qu'il fait chaque matin à pied, pour aller quêter sa croûte. Il ne connaît pas encore l'électricité. Pas plus que la lumière… Raïs Mohamed est, lui, riche. Il possède un âne et une charrette qui lui rapportent la même somme que Khelifa les jours fastes. Il a aussi trois enfants et une chèvre anémique. Une chèvre qui daigne parfois donner un peu de lait. La viande, dit-il, “je ne l'ai pas vue depuis longtemps”. Le Djebel Antar domine toute cette misère et la maison de Malki Abdelkader, une pièce et une courette construites avec la solidarité des voisins qui donnent aussi l'électricité et l'eau. Dans un coin de la chambrée, un panier, qui contient quelques carottes et oignons, trône. Ce sera le dîner et le déjeuner, puis le dîner et encore le déjeuner… La cuisinière tient encore debout grâce à une treillis de fil de fer. Il y a une poule dans la cour et une télé qui rattache (qui détache ?) au (du) monde. L'oued s'invite de temps en temps à la maison. Il fait alors des ravages. Les enfants transis vont chercher refuge ailleurs, en attendant un replâtrage toujours provisoire. Chez Chaïb Ahmed, 37 ans, 5 enfants, une pièce en parpaings et une kitchenette, il est difficile de distinguer les couches dans le capharnaüm électronique qui y règne. Ahmed est réparateur télé, mais il n'a pas de local, alors il partage son espace entre enfants et composants. Ahmed tient à l'éducation de ses mômes. Il ne veut pas leur apprendre son métier : “Il faut d'abord qu'ils réussissent à l'école.” Une chimère en ces contrées et dans ces conditions. Chaïb parle aussi de lui : “J'ai cinquante métiers et autant de dons, mais sans aide, que faire de mes désirs, de mes projets cachés ?” Nous écoutons l'exubérant Chaïb et observons le fouillis dans lequel nagent les enfants. Lettré, érudit même, Chaïb qui maîtrise bien la chose religieuse et dont les murs de l'unique pièce sont tapissés de cadres contenant des sourates du Coran, vomit sa haine de l'intégrisme. “Ce n'est pas un paradoxe, dit-il. Je suis un Algérien. Donc, la tolérance même. La tolérance, mais aussi la résistance. Je n'ai pas appris à mes enfants à se laisser faire.” Retors, ses gamins ont quitté l'école. Il les nourrit de mots et d'amour du travail. L'ennemi de Chaïb Ahmed, c'est l'analphabétisme et il regrette une chose, c'est qu'à Mecheria, c'est une vérité, une réalité générale. Il y a un jardin au centre-ville à Mecheria. Il est parsemé d'eucalyptus, de tamaris et de sacs-poubelle. Il y pousse des lampadaires aveugles et des manèges pour enfants, morts de leur belle rouille depuis longtemps. Du gâchis. Plus loin et après avoir roulé derrière une charrette tirée par un âne, on arrive à Belkhadem, un village scindé en deux par une voie ferrée qui traverse la ville et qui a déjà beaucoup tué. Benflis est venu ici. Il a donné des sous pour réhabiliter l'habitat précaire. La mairie a aidé le quartier situé en contrebas de Antar et lésé celui encaissé entre la voie ferrée et la RN 6, devenu Haï El-Abed. Les habitants de ce quartier, dont une grande partie n'est ni électrifiée ni viabilisée, ont constitué une association qui n'a pas encore été agréée. Nouari Bensaâdi, enseignant, en est le président provisoire. Il nous guide à travers les sentiers qui serpentent entre les cahutes qui y sont édifiées. Un oued assassin traversait le quartier. Il a été recouvert de béton. Aujourd'hui, les crues se sont faites moins dévastatrices mais les pierres qui ont été arrachées à son lit sont toujours là. Elles sont mortelles. Nids de scorpions et de vipères à cornes, elles ont déjà tué à deux reprises. Mecheria cernée par des pinèdes ensablées et le reg est un laboratoire de l'inconsistance urbanistique. Ses enfants rendus exsangues par la pauvreté se sentent indignes. Ne savent plus où est leur statut d'hommes. Dieu dit dans le Coran : “Lorsque les rois pénètrent un village, ils le salissent et font des meilleurs de ses enfants des hommes indignes.” Il l'a dit, il y a bien longtemps. Dieu a toujours raison. M. O.