Pinochet est mort sans avoir été jugé. Deux mille Chiliens ont été assassinés et ont disparu ; d'autres ont connu la torture et la concentration, entre 1973 et 1990, sans compter sa contribution à la répression dans d'autres pays latino-américains dans le cadre de l'opération Condor, qui associait au Chili les régimes argentin, uruguayen, bolivien, brésilien et paraguayen. Le monde entier se désole, aujourd'hui, que le dictateur s'en tire sans avoir eu à répondre des assassinats et disparitions dont il s'est rendu coupable. Mais qu'a fait le “monde libre” pour que Pinochet rende compte de ses actes avant de s'en aller ? Le tyran chilien a été inquiété une seule et unique fois par la justice internationale, quand le juge espagnol Garzon a initié une demande d'extradition à la Grande-Bretagne qui le recevait pour des soins dans une clinique de Londres, en 1998. Retenu pendant plus d'un an et demi, il a fini par repartir libre au Chili parce que “son état de santé ne lui permettait pas de se défendre”. L'Angleterre n'avait peut-être pas oublié l'allié de la guerre des Malouines. Déchu par un référendum populaire, Pinochet est resté longtemps protégé par sa fonction de commandant des armées, par son immunité de sénateur à vie et, enfin, par celle d'ancien Président. D'une manière générale, au jour du décès de l'ex-dictateur, aucun procès entamé contre lui n'avait dépassé le stade de l'instruction, ni au Chili ni ailleurs. Une insoutenable lenteur, tardivement dénoncée par les organisations des droits de l'Homme, semble marquer ce genre de procédures. Même les pays qui comptent des ressortissants parmi ses victimes n'ont pas parachevé les actions en justice qu'ils ont entamées par des demandes d'extradition. Et son statut de criminel n'a jamais été consacré par un jugement. À croire que la vérité n'était pas partout la bienvenue. Quand on regarde la manière dont l'impunité des Khmers rouges et de la junte chilienne a été préservée, on peut penser que les procès de Nuremberg n'ont pas beaucoup servi. La géopolitique est faite de calculs d'intérêts nationaux et la justice, quand il s'agit de sa vocation humanitaire, est soumise au primat de ces intérêts. L'exception yougoslave ne peut pas faire illusion. La dictature de la géopolitique profite souvent aux dictatures politiques. Le monde doit se regarder tel qu'il est : on peut encore commettre impunément des génocides sur cette planète. La nuance introduite entre les “petits” crimes politiques de petites dictatures et les génocides massifs achève de justifier que la communauté internationale s'accommode de dizaines de régimes tyranniques. Des peuples entiers, en Palestine et au Darfour, par exemple, sont voués à la brutalité quotidienne sans que leurs bourreaux ne soient même menacés dans leur statut de membres de la communauté internationale. Qui peut juger qui ? Car, qui n'a pas ses petits crimes ? Dans le système de valeurs des Etats, les libertés et les droits de l'Homme n'ont pas encore supplanté les affaires. M. H. [email protected]