Enseignant en retraite, Namir, 60 ans et Najiba Chaan, 53 ans (sans profession) habitent au nord de Bagdad dans le quartier Baladiat. Ils occupent un pavillon entouré d'un jardin avec leurs trois enfants : Zaïd (20 ans), Kamel (18 ans) et Yasmine, (16 ans). Najiba, la mère, confie ici son journal de bord de ces premières semaines de guerre. Entre les alertes et les bombes, et en attendant le siège futur de la ville, elle raconte ses peurs, ses interrogations, les difficultés quotidiennes et la fierté retrouvée des Bagdadis. Mercredi 19 mars. La guerre est proche. Comme en 1991, on sent cette même tension monter. Nous avons veillé tard. Impossible de fermer l'œil. Malgré la fatigue et le stress, on n'arrivait pas à se séparer. Par peur de se retrouver seul, d'être frappé par la mort en dormant et de ne plus jamais se revoir. Dans l'après-midi, Namir, mon mari, a descendu deux matelas dans notre cave transformée, depuis la fin du mois de novembre, en bunker. Pour empêcher les infiltrations de gaz toxiques, Zaïd, mon fils aîné, a soigneusement bouché toutes les fissures. Nous sommes prêts. Dans les semaines précédentes, le gouvernement nous a distribué des vivres de première nécessité : farine, riz, sucre, thé, huile, lait en poudre, fèves et pois-chiches. De quoi tenir 4 mois. Depuis janvier, j'achète régulièrement des fruits secs, de l'eau, sans oublier les bougies. Vers 3 ou 4 heures du matin, la sirène a retenti. La dernière fois que nous l'avions entendue c'était en 1998. Une opération de frappes américaines pour punir le régime de Saddam. Ce 20 mars 2003, la plus effrayée de la famille est notre fille Yasmine. Zaïd la rassure, l'entoure. En descendant, mon mari a saisi le téléphone pour l'emporter avec lui. Si ça marche, il veut appeler son frère Nahil qui habite Dora, un quartier résidentiel du sud de Bagdad. En moins de deux minutes nous sommes dans notre abri. Quelques minutes après le déclenchement de l'alarme, nous avons entendu une forte déflagration. Immédiatement, nous nous sommes serrés les uns contre les autres dans un coin de la pièce. L'obscurité était totale. A la première accalmie, Namir a appelé son frère. Il l'a eu du premier coup. Un vrai miracle. On n'y croyait pas. Leur dialogue a été bref, juste trois questions : “Comment ça va chez vous ? Pas de dégâts ? Vous avez entendu les explosions ?” Nous sommes restés éveillés, blottis les uns contre les autres jusqu'au matin. Vers 7h30, mon mari est sorti dans le jardin. Quelques instants après, il est venu nous chercher. Notre maison n'avait subi aucun dégât. Les oiseaux gazouillaient. Dans la rue, quelques voitures circulaient. J'avais l'impression que rien ne s'était passé. Depuis 5 jours, chaque nuit nous subissons les bombardements. Nous nous y habituons. Ainsi, lorsque la sirène retentit, nous ne descendons même plus à la cave. Nous continuons même à regarder la télévision. Tout fonctionne à Bagdad, l'eau, l'électricité. Dans la rue, il y a des policiers qui règlent la circulation et les poubelles sont même ramassées chaque matin. Rien à voir avec la guerre de 1991 où la vie s'était totalement arrêtée. Seules les écoles restent fermées. Nous habitons non loin d'une autoroute qui relie Bagdad à Mossoul. Tout au long de cet axe, les membres du parti Baâs de notre district, aidés par ceux du quartier voisin Zayouna, ont creusé une tranchée d'une quinzaine de kilomètres. Ils l'ont remplie de pétrole qu'ils ont enflammé. La fumée nous brûle la gorge. Namir et Zaïd ont cru que c'était pour empêcher les musulmans chiites de Saddam-City (un quartier misérable situé de l'autre côté de l'autoroute) d'envahir les secteurs résidentiels pour tout saccager comme ils l'avaient fait peu après la première guerre du Golfe. Un de nos voisins, employé au ministère de l'Information, nous a finalement confié que cet incendie était destiné à aveugler les pilotes américains pour les empêcher de se repérer. Baladiat, notre quartier, est plutôt bourgeois, parsemé de pavillons. Et si le siège de la sécurité publique ne s'y trouvait pas, je pense que nous n'aurions vraiment rien à craindre. Jusqu'à présent les Américains n'ont bombardé que des bâtiments officiels : le palais présidentiel, le siège du parti Baâs, celui de la Garde républicaine, le palais Zouhour où l'on reçoit les visiteurs de marque. C'étaient de superbes bâtisses anciennes. Et ça nous fait mal au cœur de voir notre histoire laminée par des étrangers. A la télévision irakienne (à Bagdad nous ne recevons que les 2 chaînes gouvernementales), nous avons vu les premiers morts et les premiers prisonniers américains. On nous passe leur visage sur l'écran en continu. La première armée du monde est donc vulnérable. Nous ne nous y attendions pas. Notre famille n'est pas proche du régime. Ni mon mari, ni mes fils ne militent au parti Baâs. Nous sommes apolitiques, comme la plupart de nos voisins. Mais à la vue de ces soldats capturés, en uniformes US, j'ai ressenti une certaine fierté. Mon mari et mes enfants ont éprouvé ce même sentiment. Surtout Kamel, le cadet. Pour lui comme pour ses copains de classe du lycée Khaled Ibn-El-Walid, il y a comme un goût de revanche à voir ceux qui, depuis 12 ans, nous font subir un embargo, humiliés à leur tour. Les jours passent, les bombardements sont plus durs, plus nombreux, les avions nous attaquent même le jour. Les images des premières victimes civiles, foudroyées par les bombes américaines, notamment celles des marchés d'Al-Chabb et d'Al-Chouley et le spectacle désolant des maisons d'habitation en ruines ont renforcé la solidarité autour de nous. On se serre les coudes. Dans notre quartier, on assiste à des scènes inimaginables. Hier soir, 27 mars, Elias, un enseignant qui, durant 20 ans, a été le collègue de mon mari à l'université Moustan-Soriya à Bagdad, nous a rendu visite. C'était la première fois qu'il venait chez nous. Elias était accompagné de sa femme. Nous leur avons offert du thé et des gâteaux secs. Rafik notre voisin s'est joint à nous. Lui qui voulait émigrer au Canada pour rejoindre son frère, ne parle plus d'exil. Sans aucune crainte, il a confié à Elias qu'il ne connaissait pourtant pas, qu'il préférait rester dans un pays dirigé par un Irakien dictateur plutôt que par un libérateur venu d'Amérique. Dictateur ! Rafik n'aurait pas prononcé ce mot il y a seulement quelques semaines devant un inconnu. Les bombardements incessants, les attaques répétées renforcent notre unité nationale. A Baladiat, jamais nous ne nous étions sentis autant Irakiens. Cette guerre a jeté entre les communautés chrétienne et musulmane des passerelles inattendues. Ce matin, ma sœur Zeina m'a appelée de Mossoul où elle habite Au téléphone, toute excitée, elle m'a racontée qu'une délégation de musulmans était venue rassurer les 150 sœurs dominicaines du couvent Sainte-Catherine-de-Sienne au sud de la ville. De mémoire de Mossouliens on n'avait jamais vu ça. Dans le nord de l'Irak, les chrétiens et les musulmans vivent en parallèle, sans jamais se fréquenter. Jeudi 3 avril. Nous sommes dans la troisième semaine de guerre. Ce matin, Namir a réussi à capter Radio Monte Carlo Orient, une des rares stations étrangères que nous pouvons recevoir. Il a entendu que les forces américaines étaient arrivées à 50 kilomètres de Bagdad. Ici, on sent la tension monter. A Baladiat, on voit de plus en plus de gens en armes. Etonnamment, les militants du Baâs de notre quartier deviennent plus abordables. Moins dogmatiques, ils ferment les yeux sur les véhicules qui circulent sans autorisation (*). Au début du mois de mars, on les sentait à cran, sur les dents, prêt à casser celui ou celle qui leur résisterait. Aujourd'hui, ils se sentent soutenus par la population, même par ceux qui leur sont habituellement hostiles. A la maison, pour la première fois, nous lisons les journaux officiels, Saoura et Babel. Les Américains nous ont méprisés et voilà que notre peuple leur résiste. La future bataille de Bagdad, ses effets, ses conséquences, je n'y pense pas encore. Notre famille vit au jour le jour. Nos voisins aussi. En 20 ans, c'est la troisième guerre que nous subissons. La première c'était contre l'Iran, elle a duré 7 ans. En 1991, les avions américains nous bombardaient déjà. Aujourd'hui, ils recommencent. Combien de temps cette guerre durera-t-elle ? Quel sort nous sera réservé ? Voilà 12 ans qu'un embargo nous empêche de vivre. Que pouvons-nous craindre de pire ? L. B. (*) En cette période de guerre, pour utiliser son véhicule il faut être en possession d'un permis délivré par les autorités.