L'Etat est-il un grand corps malade ? Les disparitions successives du P-DG d'Air Algérie et d'un haut cadre du ministère de l'Intérieur pour des raisons de santé laissent perplexe sur la fragilité des cadres de la nation et des hauts fonctionnaires soumis à un stress énorme et à la pression de la gestion. Si les observateurs focalisent sur l'état de santé du président Bouteflika, qui est officiellement remis de ses ennuis gastriques, la mort en une journée de deux personnalités éminentes de l'Etat pose la lancinante question de la résistance physique de la techno-structure et de la réorganisation des hautes fonctions au sein de l'Etat. Paradoxalement, la maladie, tabou politique par excellence, est intégrée dans la gestion des affaires. Au sein d'Air Algérie, du simple agent au sol à la direction générale, l'ensemble du personnel était au courant que Tayeb Benouis, 59 ans, se déplaçait fréquemment à Paris pour se faire traiter d'un cancer. Les rumeurs étaient tellement récurrentes que Benouis avait été annoncé mort plusieurs fois avant son décès réel, plongeant indirectement la compagnie aérienne dans une forme de gestion par à-coups. Il est vrai que Benouis a eu le courage de combattre la maladie et de subir des traitements lourds tout en étant en poste et supervisant la bonne marche de la société. Mais le personnage réputé pour être un “battant”, qui a connu avec la compagnie aussi bien des résultats honorables que des échecs cuisants, devait-il demeurer en poste tout en étant gravement malade ? Le cas de Saïd Zerrouki, 49 ans, peut paraître antagoniste, mais est réellement similaire par les effets induits de la gestion de charges colossales. Le directeur général des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur et des Collectivités locales est décédé d'une crise cardiaque, au premier jour de son congé sur une plage. Neuf mois auparavant, c'est un autre cadre du département de l'Intérieur, Brahim Lakrouf, directeur général du mouvement associatif, de la même génération, qui est décédé des mêmes causes. Un infarctus. Tous partagent des dénominateurs communs. Les trois cadres exercent depuis plus de 10 années des responsabilités à un haut niveau de stress, sont issus du creuset de l'élite des cadres francophones, ont eu à gérer durant les pires années du terrorisme et étaient soumis à une pression permanente par la sensibilité de leurs postes respectifs. Et ils ne sont pas les seuls dans ce cas. Plusieurs hauts cadres de l'Etat sont autant de pathologies ambulantes. Des hauts responsables, civils ou militaires, walis et autres hauts fonctionnaires aménagent leur agenda de travail en fonction de traitements médicaux. Les absences pour cause de voyages à l'étranger dissimulent, dans la plupart des cas, des opérations chirurgicales, des traitements anticancer ou au mieux des check-up de santé après des alertes physiques dues à un environnement de gestion assez pesant. La majorité délègue des responsabilités assez lourdes aux subordonnés et dissimule son mal-être physique pour ne pas apparaître fragile dans la gestion des affaires. Que peut donc faire l'état pour ne pas subir, à moyen terme, une hécatombe de ses meilleurs cadres ? Le terrorisme ayant déjà emporté la crème de l'intelligentsia et de responsables, ceux qui demeurent, surtout de la génération née entre 1945-1955, est sujette à risques. Il est évident qu'on ne peut rien contre la vieillesse, certains diront contre le destin, mais la longévité des carrières politiques et administratives dans les pays européens et ailleurs notamment, à l'instar de Shimon Peres, président d'Israël après ses 80 ans, sans aucune alerte de santé, prouve qu'il est possible à l'Etat de protéger ses cadres plus efficacement contre la menace de la rupture physique. Le problème est assez sérieux pour être évoqué. Car un haut responsable affronte un dilemme humain qui consiste à réfléchir davantage à son état de santé défaillant et compense par une charge de travail supplémentaire afin de délivrer le message que “tout va pour le mieux”. Les décisions prises ne sont pas pour autant fiables. Il en a été ainsi, au Japon, lorsque une vague de suicides de hauts cadres a ébranlé le pays, poussant les gestionnaires de la Fonction publique des grandes firmes nippones à réadapter les lois sur le travail et les congés obligatoires assortis de suivi médical, psychologique et même alimentaire. Sauvegarder ses cadres des effets pervers de la gestion — aucun ministère ou grande entreprise n'impose le check-up obligatoire — équivaut à ne pas perdre, d'un coup, la sédentarisation du capital expérience de l'Etat. La menace peut paraître pour certains dérisoires, car elle mêle pudeur sociale et vie privée, mais il s'agit bien là de postes de responsabilité qui impliquent la vie collective. Mounir B.