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Sur les traces des contrebandiers
Frontières algéro-marocaines
Publié dans Liberté le 22 - 01 - 2008

Il est quatre heures du matin, la ville de Tlemcen est encore dans la torpeur, sous un froid glacial. Ce jeudi n'est pas anodin. Un jeune vient d'être transféré à l'hôpital pour brûlures. Il a été électrocuté. Deux de ses complices, son frères et un ami qui a servi de chauffeur, ont raconté que l'accident est survenu après qu'il a tenté de couper un câble électrique d'une ligne de haute tension. Cette wilaya limitrophe du Maroc connaît toute sorte d'incidents liés aux activités illégales. Ce même jeudi matin, du côté de Maghnia, un trafiquant de drogue a été arrêté en possession de 8,3 kg de kif traité. C'est un Marocain. Avec son sac à dos, comme un touriste local, il a franchi la frontière avant d'être intercepté par les GGF. Ces affaires sont monnaie courante dans la région, la bande frontalière partagée en territoires, chacun avec sa spécialité. La plus dominante demeure la contrebande de carburant.
Les prises des GGF sont quasi quotidiennes. La dernière a été de 2 600 litres de gasoil. El hallaba, ceux qui traient “les pompes”, sillonnent les routes à longueur de journée entre les dépôts et les pompes. Et tous les moyens sont bons pour convoyer la marchandise de l'autre côté de la frontière. Voitures, motos, ânes, surtout ces derniers qui offrent l'avantage de la sécurité. Ils connaissent les pistes, marchent seuls pistés de loin et ils ne coûtent pas grand-chose. Les produits alimentaires font partie du lot des marchandises échangées des deux côtés. Les fruits, les légumes, les conserves, le yaourt… selon la demande, la disponibilité et les prix. Oujda est devenue une place comme Wall Street, avec ses produits, leurs cotations, sa Bourse. En 2007, la crise de la pomme de terre a vite inauguré un trafic du produit du Maroc vers l'Algérie. Le 19e GGF à lui seul a saisi 10 569 kg de pommes de terre. Mandarine, pomme, haricot vert, oignon, tout passe. Il y a également les produits dangereux. Les munitions de fusils de chasse, la poudre noire, la mèche lente et les détonateurs. En deux mois, l'escadron a saisi 600 détonateurs dans un véhicule. Pour contrer ce phénomène qui s'appuie sur un réseau de guetteurs, hedhaya, postés partout sur les deux rives, signalent tout mouvement des GGF obligés alors d'adopter un dispositif flexible et changeable à tout moment. En plus des postes de surveillance, des postes avancés, il y a les patrouilles, les barrages et les embuscades. Les GGF ont appris le terrain comme les contrebandiers qui passent leur temps d'inactivité à créer des pistes pour échapper à la traque. Les points de passage sont presque tous sous surveillance avec le déploiement des unités équipées de moyens matériels et d'éléments. Mais la difficulté demeure dans la proximité des habitations et aussi dans le relief accidenté surtout en remontant de Maghnia vers le nord. Vers le sud, le terrain est plus découvert. Et les exemples sont légion. Bab El Assa à mi-chemin entre Maghnia et Ghazaouet. La route est très fréquentée même le vendredi censé être une jour férié. El hallaba ne se reposent pas. Ne dorment pas. La première pompe à essence est fermée, parce que déjà vidée. La seconde est prise d'assaut. La queue s'étire loin. Moins de deux heures après, elle est déserte. Siphonnée. Le spectacle est quotidien, explique le commandant du 19e GGF. Un tour du côté de Sidi Boudjnan, un douar situé dans une plaine agricole. L'originalité qui frappe est la multitude de pistes qui parfois s'enchevêtrent comme une toile d'araignée.
De la pomme de terre aux… détonateurs
Les constructions sont sommaires, mais s'avèrent très utiles et rentables. Chacune a sa pompe à eau comme pour justifier l'activité. La frontière avec le Maroc est un filet d'eau à la couleur douteuse. Les GGF utilisent une piste. Un poste avancé, un barrage pour le contrôle des personnes et une tente à côté de la rivière à laquelle fait face une autre tente aux couleurs marocaines. Trois jeunes Marocains assis devant une sorte de hangar se lèvent aussitôt que deux têtes suspectes apparaissent. Ils trottent à notre vue. Pourtant, ils sont dans leur territoire. L'attitude du coupable parfait ! Du côté algérien, une maison, comme le hangar, est à trois pas de l'oued, du Maroc. Pas touche ! Propriété privée. Agriculteurs et hallaba, mais ils connaissent la loi, leur droit et surtout le mandat de perquisition. Ils savent aussi que cette loi a changé, que tout trafiquant arrêté est écroué et condamné. À côté de chaque construction, on trouve des traces de fuel. Ce sont les lieux de déchargement et de remplissage des jerrycans. Ici pas besoin de grands moyens de transport. Un simple transbordement. Sur la rivière, on a érigé avec des pierres un pont de fortune. Pour aller vers un autre point sur cette frontière en zigzag, il faut un détour. Un puits en face fait office de repère. Mais plus avancée vers l'intérieur, c'est une maison algérienne. “Rien pigé à cette géométrie vertigineuse !” Une autre maison vient de sortir de terre avec des murs en parpaings. Elle est sur le fil qui partage les deux pays. Ici, il n'y a pas d'Etat au sens civil ou administratif. Aucune régulation, aucun contrôle, aucun permis de construction. Tout le long du tracé, c'est propriété privée. C'est alors le face-à-face entre les contrebandiers accessoirement agriculteurs et les gardes frontières. Boukanoun est une autre localité avec des constructions qui doivent revenir trop cher pour cette région sans ressources. Le poste-frontière est fermé des deux côtés. À peine sortie de ce semblant de ville, tout le long de la rivière est occupé. Les constructions avancées vers l'oued sont clôturées et cachées des regards derrière des hauts murs ou des roseaux. Interdit d'entrer ! On peut y faire ou fabriquer n'importe quoi. La barrière de l'une d'elles est ouverte. Longeant la piste d'une centaine de mètres jusqu'à la bâtisse rudimentaire, on y découvre une somptueuse voiture. Le choc. La piste continue de descendre. Elle descend jusqu'à la rivière. Elle est bien faite, la piste. Elle se poursuit et on voit qu'elle remonte de l'autre côté, au Maroc. En face, un poste de garde marocain d'où sort un m'khazni pour voir ces curieux ou ces contrebandiers “hors rendez-vous”. Sur la rivière, on a bâti un pont avec de grosses pierres, et en cas de crue, des madriers cachés, mais visibles, sont prévus pour faire accéder d'un côté ou de l'autre des véhicules. En remontant, la piste mène directement au poste frontalier marocain. Les propriétaires des pistes prélèvent un droit de passage aux contrebandiers. Par endroit, c'est un douar qui enjambe les deux territoires séparés par une piste qui délimite les nationalités. Autre paradoxe, Ahfir, la ville marocaine la plus proche, brille par ses grandes constructions, ses couleurs fortes ; elle fait face à des constructions algériennes à même l'oued, presque invisibles. Les propriétaires algériens restent très discrets à la “tapis-toi pour faire ton business”. À découvert, le soleil darde ses rayons alors qu'à l'ombre le froid est encore cisaillant. Plus encore avec ces images “insolites” d'une frontière de sécurité et où la contrebande se cultive comme une vertu, un héritage familial. Depuis le renforcement du dispositif des GGF, la multiplication des saisies et arrestations et la loi réprimant par de lourdes peines, le trafic a sensiblement diminué. De l'autre côté, au Maroc, des stocks de produits attendent désespérément un relâchement de la vigilance pour traverser. Les contrebandiers ne trouvent plus aussi facilement de convoyeurs, de passeurs.
Le trafic en régression
Même pour le kif, malgré la forte récolte, on essaie de le faire passer par petites quantités par des passeurs à pied. Leurs vis-à-vis algériens sont invités expressément à prendre la marchandise et à payer après la vente. La Bourse d'Oujda est prise de panique. Retour en ville pour un autre trip dans le territoire du 1er GGF qui s'étend de la limite de Oued Moulah jusqu'à Zouia. Même topo, même activité, même lutte pour les contrer. On y a saisi du carburant évidemment, des effets vestimentaires, même si le marché de Zouia se meurt, et on a attrapé même des Marocains. Jeudi, 17 janvier, 7h du matin. Une patrouille des GGF intercepte un Marocain en possession de 8,3 kg de kif. Face à la difficulté de dénicher des passeurs, les trafiquants de drogue se tournent vers la main-d'œuvre locale : les chômeurs marocains de la frontière. Un peu plus tard, les GGF saisissent 38 jerrycans de gasoil. Deux autres prises de 880 paires de chaussures et 80 vestes de sport. Les contrebandiers sont revenus en arrière avec le recours aux ânes. Ces bêtes élevées en nombre par certains transportent tous les produits de contrebande. Sacs de vêtements, produits alimentaires, gasoil, pièces détachées usagées et risquent de se faire abattre accidentellement par les GGF. Le commandant du 1er GGF peut être fier de son bilan. La contrebande est en régression. Et il continue de veiller lui-même à ce que le rythme soit maintenu. Mais à Maghnia le revers de ce dur combat pour imposer la loi commence à se faire ressentir. La contrebande de carburant est le gagne-pain d'une majorité de chômeurs, elle s'est considérablement réduite renvoyant ces jeunes à leur statut initial. Nombre d'entre eux ont franchi le pas vers la violence. Les agressions, phénomène rare, ont fait une irruption fulgurante à Maghnia. On ne se permet plus de s'aventurer seul la nuit. Encore moins, bien sûr, du côté de la frontière.
D. B.


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