En ce début du Ramadhan, les cafés populaires sont la destination privilégiée des Algérois qui s'y retrouvent pour se remémorer le bon vieux temps et parler de tout et de rien. Véritable thermomètre de la vox populi, les cafés maures sont l'âme même d'une ville, d'un quartier. Parfois, ce sont des sentinelles, les rares à rester encore debout, contre une modernité pas trop effrénée. Le café Malakoff, à la basse Casbah, est de ces cafés qui ont résisté et qui résistent encore aux vents du changement. Il demeure un point de chute pour tous les amoureux de la musique chaâbi et d'Alger d'antan. En y entrant, c'est l'histoire du chaâbi que l'on revisite. La musique a toujours accompagné Alger dans toutes sortes de convulsions. Dans les premières décennies du siècle précédent, en pleine colonisation, elle ne pouvait plus se contenter de l'héritage arabo-andalou dans sa forme “bourgeoise” de musique savante. Une musique précieuse, mais assez lointaine de la réalité miséreuse du peuple. C'est dans les cafés maures de La Casbah, autour du port, qu'est né le chaâbi, sous une impulsion de génie signée Hadj M'hamed El Anka, le maître incontesté, inspiré lui aussi par son maître, Cheikh Nador. Le café Malakoff, dans la basse Casbah, même décrépi, demeure une sorte de mausolée de cet art porté par les milieux populaires, les ouvriers, les artisans, les dockers du port. El Hadj El Anka, de son vrai nom Aït Ouarab Mohamed Idir Halo, est né en mai 1907 à La Casbah. C'est en 1926 qu'il commence à animer des fêtes de mariage. À partir de 1945, il intègre la troupe musicale de la radio et invente le style chaâbi qu'il développera au fil de 50 années de carrière musicale. Il ouvrira une école de musique chaâbi où seront formés les actuels maîtres. Son dernier spectacle fut donné en 1976. El Anka décédera en novembre 1978. Dans son aspect musical, le chaâbi est une expression démocratique. C'est une révolution populaire. Le chaâbi jette la musique dans la rue en l'offrant aux dockers et aux démunis. Il sort l'héritage arabo-andalou du faste des jardins de l'Alhambra. Et c'est dans les cafés que les amoureux de cet art populaire se retrouvaient et s'abreuvaient de nouvelles “qacidate”. Mais les cafés ne sont plus, à de rares exceptions près, ce qu'ils étaient. Les établissements que l'on appelait “les cafés maures” étaient des espaces de rencontre et de convivialité destinés exclusivement à la gent masculine et interdiction aux jeunes de s'y hasarder. Par ces temps de cafés “echroub ouahroub” (bois et sauve-toi), où le café “jetable” est sur toutes les lèvres, rares sont les cafés maures et leurs corollaires de jeux et de convivialité qui subsistent encore à l'ère implacable de la cupidité rampante. Ceux qui y ont résisté connaissent une notoriété incontestable. Au quartier Zoudj Ayoune, le café Malakoff, avec sa gracieuse galerie d'art aux effigies des chantres de la musique chaâbi, fait encore de la résistance face aux chants des sirènes. Son opposition au gain facile lui a valu présentement la fidélité des fans des disparus Cheikh Nador, Hadj M'rizek et Hadj M'hamed El Anka. Aujourd'hui, le café résiste aux aléas du temps, mais constate le changement des mœurs et de décor. L'envahissement de la placette, qui lui fait face, par les bus de transport de voyageurs, les trottoirs squattés par les vendeurs à la sauvette et le brouhaha occasionné par la circulation automobile, très dense, ne font pas hérisser un cheveu à aâmi Omar, un habitué des lieux, nostalgique du “bon vieux temps”. “À chaque époque sa mode. Moi, je reste fidèle à mon époque, quitte à ce qu'on me traite d'attardé.” L'horloge de aâmi Omar s'est arrêtée au beau milieu des années 1970. À l'époque, le café était la Mecque des adorateurs du chaâbi. Les jeunes talents venaient demander conseil au “Cardinal” (El Anka). Les autres demandaient les dates des mariages où se produira le “maître”. Le café continue à diffuser, à longueur de journée, les chansons d'El Anka et de ses amis et disciples. La clientèle est composée de fidèles accrochés à un rituel qu'ils n'échangeraient pas pour tout l'or du monde. Aâmi Hassan a quitté sa Casbah natale depuis une vingtaine d'années, mais ne rate jamais de passer prendre un café et discuter avec les amis d'enfance. “Sauf lorsque je suis malade, je ne pourrais jamais m'empêcher de venir ici. C'est mon oxygène, mon lien ombilical avec mon enfance, mon passé et ma Casbah.” Les portraits des maîtres du chaâbi continuent à trôner sur les murs du café Malakoff, avec des anecdotes que les habitués du lieu ne cessent de relater. Chacun y va de son histoire. Les mariages d'antan étaient l'occasion inouïe pour voir se produire les maîtres du chaâbi. Et n'allez surtout pas demander aux clients de Malakoff de vous parler de l'époque présente, des chanteurs du chaâbi moderne, ou des autres genres musicaux. Ici, le temps s'est arrêté avec la mort du Cardinal El Anka… en 1978. Azzeddine Bensouiah