Les républicains devraient se réjouir. Nous n'avons jamais autant parlé de laïcité en France que ces dix dernières années. Pas un trimestre, pas un mois, ni même une semaine où nos intellectuels médiatiques, nos politiciens et nos journalistes n'ouvrent un débat sur ce thème si cher à la doxa républicaine et aux gardiens du temple des Lumières. Les républicains devraient se réjouir. Nous n'avons jamais autant parlé de laïcité en France que ces dix dernières années. Pas un trimestre, pas un mois, ni même une semaine où nos intellectuels médiatiques, nos politiciens et nos journalistes n'ouvrent un débat sur ce thème si cher à la doxa républicaine et aux gardiens du temple des Lumières. Le ciment idéologique de la nation française est abondamment célébré et fêté dans cet enthousiasme spécifique qui caractérise les rares moments de communion dans la vie d'un peuple. Communion ? Hélas, non. Le temps des illusions n'a plus droit de cité car, à présent, plus personne ne l'ignore : nous sommes confrontés, depuis plusieurs années, à un discours dont la teneur politique s'inscrit clairement dans le registre de l'incantation mystificatrice. Mes chers amis, le deuil est de circonstance : la laïcité à la française est bel et bien morte et ce sont les élus de la République qui l'ont tuée. Que la multiplication de ses usages et des acteurs s'en revendiquant ne trompent plus personne. Le ciment s'est liquéfié et les murs constitutionnels se sont fissurés, chacun semblant guetter le moment funeste où la façade publique s'effondrera. Mais les idées ne s'effondrent jamais, pas plus qu'elles ne volent en éclats. 1905, du combat à l'apaisement Jusqu'à un proche passé, quatre éléments déterminaient et structuraient la notion de laïcité française, tous liés à la loi de 1905. Le premier élément figure dans l'intitulé même de cette loi-cadre : la séparation des Eglises et de l'Etat. La France n'a plus de religion officielle. Elle connaît les cultes sans les reconnaître. Elle assure et garantit le droit des religions mais ne les finance pas. Les religions ne gouvernent pas en France et l'Etat ne se mêle pas des affaires religieuses. La loi commune est égalitaire et fondée sur la raison. Le second élément fondamental est mentionné dans le premier article de la loi : «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public.» La liberté de conscience qui inclut la liberté religieuse est effectivement une liberté fondamentale en France. Qu'il faille le rappeler est déjà, en soi, un indice inquiétant de la régression juridique à l'œuvre dans ce pays. Le dernier élément constituant l'héritage direct de 1905 pourra surprendre davantage. Il s'agit de l'apaisement. Oui, la laïcité ne fut pas seulement une réalité de combat mais a débouché également sur un consensus social, un compromis moral implicite venant circonscrire quatre siècles de tensions religieuses plus ou moins latentes. L'abolition des privilèges Aujourd'hui, tous ces éléments constitutifs de la laïcité sur les plans politique, juridique, philosophique et moral sont littéralement passés de vie à trépas, dissous par deux mandats de la droite «républicaine», avec la participation active de la gauche. Les choses sont entendues. Il n'est plus question de séparation de la religion et de l'Etat quand un président en exercice se signe de manière ostentatoire et vante les racines chrétiennes de la France et que son Premier ministre assiste à la béatification d'un pape, tout en stigmatisant la visibilité religieuse de leurs «compatriotes» musulmans. Plus de séparation, quand la principale instance représentative du culte musulman (CFCM) est la créature du même président-candidat et ex-ministre de l'Intérieur, qu'il ne cesse de maintenir sous son contrôle avec la complicité obséquieuse de représentants qui ont tout à voir avec la politique consulaire algéro-marocaine et peu de chose à voir avec la religion. Ne parlons pas des nombreuses sorties médiatiques des ministres sarkozystes (Hortefeux, Guéant) dont la fuite en avant dans le racisme le plus primaire n'a été qu'un ultime coup de grâce porté aux principes régissant la Constitution française que ces messieurs sont censés défendre. Une révolution conservatrice contre la laïcité Mais la liquidation de la laïcité française par la classe politicienne, droite et gauche confondues, soutenue par des intellectuels trop heureux de régler leurs comptes idéologiques avec l'islam au nom du laïcisme, du nationalisme le plus radical, d'un certain féminisme libertaire ou d'un néo-conservatisme huntingtonnien de plus en plus décomplexé, et rendue possible par la participation d'une classe médiatique en mal de déontologie, a véritablement commencé en 2004 par le vote de la loi interdisant le port du voile à l'école, en violation de l'article premier de la loi de 1905. Sous ce rapport, la loi du 15 mars 2004 peut être considérée comme une première inflexion majeure dans le dispositif laïc de la France, équivalent à une forme d'abrogation de facto de la loi cadre de 1905. Cette loi, préparée par deux années de matraquages médiatiques sur le mode de la menace islamique et de l'invasion religieuse d'une horde de fanatiques, campagne aux accents nettement paranoïaques et où peu de musulmanes auront eu l'occasion d'exprimer le sens spirituel de leur pratique dès lors que les prêtresses de Ni Putes Ni Soumises avaient prononcé leurs sentences d'excommunication républicaine, cette loi, disions-nous, ouvrait la voie d'une nouvelle ère laïque. Une ère inaugurée sous le signe de la révolution conservatrice, théorisée par le sociologue Pierre Tévanian, signifiant la remise en cause profonde et durable de la conception traditionnelle de la laïcité française et sa métamorphose idéologique d'une notion égalitaire en une arme identitaire. Vers une guerre laïque des religions ? Dans ce contexte belliqueux, la nouvelle laïcité française s'est métamorphosée en une forme inédite et exacerbée du culte républicain, avatar religieux, dans sa version la plus grotesque. Cette religion laïque a soif de prosélytisme et entend bien accomplir sa destinée politique en réaménageant la «chose» publique (res publica) sur la base de son crédo. Ses experts, prédicateurs des temps modernes, nous le répètent à l'envi : une nouvelle guerre de religions semblent menacer l'horizon crépusculaire de la France. Les missionnaires de l'Assemblée nationale veulent déjà aller plus loin. On murmure qu'une journée de célébration (de commémoration ?) de la laïcité pourrait-être décrétée le 9 décembre, sans doute à titre posthume. Finalement, l'espace des libertés religieuses, à l'image des libertés civiles, s'est réduit comme peau de chagrin au prix d'une dénaturation de l'outil législatif travesti en moyen de domination politique tombé entre les mains d'une pathétique oligarchie à l'abri de toutes obligations légales et morales. Face à cette volonté politicienne d'encourager à tout prix un esprit revanchard et de produire un communautarisme musulman intégral cristallisant objectivement tous les fantasmes de la sécession, pour ne pas dire la sédition, et devant cette stratégie de provocations et d'agressions outrancières, de nombreux Français de tous horizons philosophiques ont su exprimé leur indignation. Comme beaucoup d'autres citoyens dans ce pays, ils refusent catégoriquement ce «communautarisme républicain» imposé par une élite irresponsable et obsédée par les moyens de son maintien au pouvoir. Tous appellent de leurs vœux une autre révolution, laïque celle-ci, qui dépassionnerait et replacerait la diversité religieuse et le «vouloir» vivre-ensemble au cœur du moribond projet républicain, rebâtissant avec autant d'allégresse et d'espoir ce que tant d'autres ont su détruire. Fouad Bahri