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Combien de temps faudra-t-il payer aux enfants de 1962 pour cette histoire qui n'est pas la leur ? (I)
Publié dans La Nouvelle République le 01 - 07 - 2012

Jeune combattant de l'ALN, au cauchemar de la guerre, je n'espérais pas survivre et rester en vie jusqu'à l'indépendance de notre chère Algérie. Invalide de guerre, je n'osais pas espérer rester vivre jusqu'au cinquantenaire de l'indépendance de notre cher pays.
Durant ces cinquante ans, comme sur le champ de bataille, j'ai vu mes amis de lutte, mes frères de combat partir un à un. Parmi ceux qui restent aujourd'hui, beaucoup respirent mal et grâce à des appareils ; d'autres insomniaques ne dorment plus. Certains ont perdu la vue et ne voient plus rien. D'autres ont perdu la voix et ne parlent plus... «Tout homme dévoué à son pays doit payer à sa patrie son tribut de patriotisme, en lui disant tout ce qu'il croit en sa conscience , être la vérité (Sully)», alors je dit : Puisque, pour moi, le grand départ n'est pas encore arrivé et que j'ai, encore, toute ma lucidité, je me sens l'obligation du devoir de dire, d'écrire et de rappeler : notre lutte de libération a été arrachée aux prix de grands sacrifices ; tout ce qui a été écrit à ce jour est insuffisant pour rapporter ce qu'a été le cauchemar réel de notre combat de libération auquel la France, puissance mondiale de l'époque, nous a opposé une guerre infernale de maintien colonial dont les générations d'après 1962 payent encore les conséquences. Cependant, là guerre étant finie, ils nous auraient fallu construire la paix. Et la construire sur un socle solide. Et qu'avons-nous fait, Algériens et Français s'entend ? L'Algérie : aucune terre africaine n'est plus proche de la France. Et pourtant, tout reste si compliqué. Combien de temps faudra-t-il, encore, pour pouvoir dire France-Algérie : tout simplement ? Le moment est venu de tirer les conclusions pratiques d'un demi-siècle d'études des problèmes d'entre les deux pays. Qu'en est-il des accusations de plus de 400 associations de harkis dirigées contre l'Etat algérien sur les «massacres des 150 000 Algériens qui sont restés fidèles à la France» ? Si l'on en croit, l'ex-Président de la mission nationale de réflexion sur les harkis et auteur de «la France honteuse, le drame des harkis» (Abdelaziz Méliani, éditions Perrin, 1993), quelque 290 000 personnes ont choisi le camp de la France, dont 62 000 harkis à proprement parler. Dans ce cas, on mesure aisément le poids des pressions de milieux politiques français sur l'Etat-Algérien, du moment que la page noire est mal tournée. La guerre du maintien colonial français a été l'une des guerres les plus atroces. L'indépendance de l'Algérie ne pouvait se réaliser sans problème, surtout qu'elle se présentait comme l'ultime étape de la débâcle de l'empire colonial français. De 1954 à 1962, c'est-à-dire en moins d'une décennie, la France a été privée de ses colonies, en Indochine, en Afrique noire et en Afrique du Nord. La décolonisation de l'Algérie, allait-elle s'accompagner d'un processus de reconnaissance des crimes commis par le pays agresseur, de leurs dénonciations et des sanctions des dirigeants politiques ayant donné le feu vert pour les délits exercés contre le peuple d'«indigènes » qui voulait son indépendance ? Hélas non ! Car parmi les responsables de l'époque coloniale et qui sont encore vivants, certains se sont reconvertis en personnalités historiques... Pour ce qui est des harkis, des milliers d'entre eux, accompagnés de leurs familles, seront empêchés par les autorités françaises d'embarquer sur les bateaux pour rejoindre la France. Des écrits incriminent le général de Gaulle qui était, dit-on, réticent au transfert de cette catégorie de la population, par crainte de «la perte d'identité» de la République française ou pour d'autres calculs. D'autres, en revanche, reprochent aux Français de la métropole de se donner bonne conscience, en se suffisant des accords d'Evian, alors que la situation était devenue incontrôlable à l'époque, par la faute des ultras de l'OAS ayant provoqué les militants du FLN et d'Algériens tout court, y compris parmi les plus intolérants. Que pouvait-il arriver aux harkis restés en Algérie, sinon se faire pardonner, acheter leur silence grâce à des complicités (on parle même d'achat de cartes de moudjahid) ou affronter la vengeance de leurs victimes, dans une Algérie meurtrie et déstructurée ? Quant aux «rescapés musulmans» qui ont pu rejoindre la France, ils seront, pour la plupart, parqués dans des hameaux de forestage, loin des yeux, loin des villages et des autres lieux de vie. Certains harkis vont vivre dans ces cantonnements d'urgence jusqu'en 1975, et remâcher leur rancune en la transférant sur leur pays d'origine qu'ils ne reverront peut-être plus et en transmettant leur mal de vivre à leurs descendants. Alors que l'Etat algérien a annoncé que les enfants de harkis n'ont rien à voir avec les choix de leurs parents, qu'ils peuvent vivre sur le sol algérien en tant que citoyens à part entière, la loi française du 23 février 2005 est venue réveiller les démons, sans assumer à aucun moment la lourde responsabilité de l'empire colonial dans l'émergence du phénomène de harkis, mais également dans l'adoption de la loi Crémieux et autres textes visant la division de la population autochtone. La guerre d'Algérie pour les uns, la lutte de libération pour les autres, n'a pas fini de faire parler d'elle, tant les séquelles sont béantes, les passions envenimées, les contentieux lourds et les tabous souvent entretenus. La réconciliation et la normalisation des relations sont plus que jamais nécessaires entre Alger et Paris. Mais il n'est pas certain qu'elles soient facilitées par le décalage d'opinion sur le passé colonial français et les idées de l'extrême droite présomptueuses. La levée des incompréhensions et l'accomplissement de la refondation des rapports entre deux Etats souverains, exigent encore et encore de créer des passerelles et des liens solides pour que soit effectives dans nos rapports l'amitié et la solidarité que nous impose l'histoire. Le président Bouteflika a, le 6 juillet 1999, à Constantine rappelé que «la culture et l'histoire algériennes avaient une part sinon française, tout au moins francophone». Les temps sont donc venus pour que nous fassions, de chaque côté de la mer qui nous unit, le travail de mémoire et notre devoir d'historiens. Nous devons nous mettre à réfléchir ensemble sur notre histoire commune par-delà les douleurs, les plaies non cicatrisées, les ambiguïtés pour aller de l'avant. Mais le chemin qui reste à parcourir est ardu car le contentieux réel et imaginaire est lourd : il nous faudra surmonter beaucoup d'obstacles dont le principal est en nous-mêmes. «El khir fina, oua char fina (le bien est en nous et le mal est en nous)». En effet, par-delà l'histoire propre à l'Algérie et à la France, chacun a la sienne. L'histoire algéro-française et franco-algérienne est fondée sur deux balises difficilement franchissables : l'amnésie et l'amnistie. Chacun des deux pays a oublié ou amnistié ses propres fautes ou erreurs et glorifie les aspects inverses des éléments du contentieux commun : on peut prendre des dizaines d'exemples tous plus douloureux les uns que les autres, symboles de cette horreur à laquelle nous étions parvenus. Les Algériens ont eu Abane Ramdane, et son assassinat par ces compagnons d'armes. Les Français ont eu Jean Moulin, et le même débat sur les responsabilités des uns et des autres dans la résistance. Nous avions nos harkis, ils ont eu leurs collaborateurs. La puissance française de l'époque nous a fait une guerre injuste et nous sommes passés à la violence au nom même des principes que la France proposait au monde entier. Mais nous n'avons pas réussi à transformer notre victoire : notre pays l'Algérie fut d'abord décrétée islamo-socialiste avant de sombrer dans le clientélisme. La France maintenait sa pression en continuant les expériences nucléaires au Sahara puis, en dépit de la récupération des ressources naturelles et surtout des hydrocarbures, la pression internationale soumettait l'Algérie à la loi du marché. Aussi la crise sociale et économique, due en grande partie au mauvais partage des richesses et à l'absence de démocratie, provoqua une émigration massive vers l'Europe de chômeurs sans espoir, qui faisait tout pour sortir du pays. La France, après avoir largement tiré bénéfice du travail des émigrés, finit par avouer qu'elle ne pouvait accueillir toute la misère du monde, confrontée qu'elle était à des problèmes de plus en plus insolubles. Puis la violence réapparut en Algérie sous la forme répressive, d'abord contre la revendication du pluralisme à travers le berbérisme, puis contre la jeunesse d'Alger d'où d'ailleurs octobre 1988. Les islamistes qui étaient au travail dans la société civile depuis plusieurs décennies prirent alors le relais politiquement et par la suite violemment, portant même leurs coups jusqu'en France, accusée de soutenir le régime militaire. Pour les gens de ma génération, l'histoire se reproduisait dramatiquement et accentuait encore un peu plus l'incompréhension réciproque. Il faut maintenant se résoudre à regarder en face l'avenir : le passé est mort mais, qu'il est dur à enterrer, sans déshonorer les morts et tous ceux qui ont souffert des deux côtés de la rive. Les scientifiques (historiens, sociologues, et politologues) français et algériens ont déjà bien amorcé ce travail nécessaire : les cinéastes, les romanciers, écrivains francophones ou arabophones ont diffusé, eux aussi, de nombreux témoignages. Ce qui me choque tient au décalage entre ces travaux pertinents et positifs et les fantasmes, les illusions, les méconnaissances qui continuent à être véhiculés par les médias des deux côtés. Les Algériens et les Français «zappent», des millions d'entre eux habitent réellement des deux côtés de la Méditerranée et la connaissance mutuelle et réciproque progresse seulement au ralenti. Sans doute parce que la douleur n'est pas encore surmontée. Comment pourrais-je oublier le massacre de toute ma famille, revendiquant l'indépendance de l'Algérie. Comment puis-je oublier la mort suspecte de mes amis français qui n'avaient rien de colonialiste ? (A suivre)

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