En ce mois de juin 1954, Didouche Mourad était dans son quartier de la Redoute, actuellement El-Mouradia, chez son ami Lamrani Hassène dit «le tailleur» qu'il entretenait de choses importantes, puisque il était passé 18 heures lorsqu'il entra au magasin. Ces hommes de l'ombre, «les lourds» tels qu'ils étaient surnommés, sont parvenus au lieu prévu sans encombre, spécialistes de la discrétion et de la clandestinité. Ils sont arrivés sans attirer l'attention de quiconque. L'arrivée s'étant bien déroulé, Debbih et Madani étaient en face de la porte de la maison, faisant semblant de jouer au domino, pendant que Laala et Yeux bleus faisaient des allers-retours entre les joueurs de dominos et les patrouilles qui surveillaient l'entourage. Les vigiles chargés de la sécurité des lieux n'ont pas été parsemés au hasard, une minutieuse disposition a été initiée par ceux-là même qui connaissaient leur quartier mieux que personne. Dehors rien à signaler, tout va bien. A l'intérieur de la maison, les préliminaires ressemblaient à une réunion de club où les nouveaux membres font connaissance, puis au bout d'un moment ne sachant trop quoi se dire, se regroupent instinctivement autour de leur «parrain». C'est ainsi que rapidement des petits groupes s'étaient formés autour de Didouche, Ben M'hidi, et Bitat pendant que Ben Boulaïd et Boudiaf allaient de l'un à l'autre groupe, confirmant à tous le point de non-retour, auquel était parvenu le groupe des «5 du Crua», qui était là aujourd'hui en tant que «Comité révolutionnaire d'unité d'action». Parmi ces hommes, certains se connaissaient depuis l'époque de l'OS, et se retrouvaient après s'être perdus de vue. «On a l'air d'anciens combattants», lança quelqu'un en riant. Didouche lui répondit : «on devrait dire de futurs combattants, car ça ne fait que commencer. Et l'OS n'était rien à côté de ce qu'il va falloir mettre au point». Ben Boulaïd profitant de cet échange de réplique, entraîna Boudiaf et Bitat vers la table qui tenait lieu de bureau de séance, et tous trois s'assirent sur les chaises qui étaient là. Dans cette pièce où étaient réunis les précurseurs de la révolution, il y avait une armoire à glace,disposée contre les murs des canapés avec matelas, quelques tabourets dans les coins et des chaises autour d'une petite table où devait présider Ben Boulaïd, le plus âgé de tous. Boudiaf était assisà côté de lui, à sa droite, et Bitat à sa gauche. Au décompte des membres présents, Ben Boulaïd, regarda furtivement Didouche et Ben M'hidi en face de lui, et leur parla du regard, pour leur dire, certainement, quelque chose, au sujet des autres personnes invitées qui ne s'étaient pas jointes à eux, ils pensaient sans doute à Hadj Ben Alla, et Maiza le responsable de Sétif, ainsi qu'à Mehri qu'il considérait acquis et qui était absent lui aussi. Les cinq membres du Crua avaient chacun sélectionné quatre de leurs meilleurs militants, et cinq fois cinq devait faire vingt-cinq. Il y avait trois absents sur les vingt prévus, constata Si Ben Boulaïd, qui, levant la tête vit en face de à lui, un cadre accroché au mur. C'était le brevet de sauvetage en natation de Liès Derriche, il le montra à Boudiaf et Bitat, en leur disant à voix basse : «tout va bien jusque-là, la note est de 17 sur 20, quant au reste nous avons le brevet de sauvetage», et il leur montrait du regard, le cadre accroché au mur, disant encore : «c'est un bon présage». Liès qui avait surpris, cette confidence, baigné «c'est le cas de la dire» dans la fierté de son brevet de natation. Puis au brouhaha général succéda le silence. «C'est la première fois que nous sommes tous réunis, commença par dire Ben Boulaïd. Vous représentez diverses régions de notre pays. Vous avez recruté des hommes en qui vous avez confiance. Certains d'entre-vous se connaissent déjà, et si vous êtes tous réunis ce matin ici, si nous vous avons présenté les uns aux autres sous votre vrai nom, c'est que nous pouvons le faire en toute sécurité. Ainsi commença l'historique réunion des «22», d'après le témoignage de Mohamed Boudiaf (1), outre, Ben Boulaïd, Didouche, Bitat, Ben M'hidi, et lui-même en leurs qualités d'organisateurs de la rencontre. D'un point de vue géographique, il y avait pour Alger, Othmane Bélouizdad, Mohamed Merzougui, Zoubir Bouadjaj et Liès Derriche chez qui, ils étaient réunis, pour Blida Belhadj Bouchaib et Boudjemaa Souidani, pour l'Oranie, Abdelhafid Boussouf et Abdel Malek Ramdane, pour Constantine : Mohamed Mechati, Habachi Abdesselem Rachid Mellah, et Saïd Bouali. Quant au Nord constantinois ,il y avait Zighout Youssef, Lakhdar Bentobal et Mostapha Benaouda. Pour la région de Souk-Ahras, il y avait Mokhtar Badji et pour le Sahara Abdelkader Lamoudi. (2) Les représentants de la Kabylie, (3) ne partageant pas entièrement les idées du Crua, et n'ayant pas encore opté de façon définitive n'ont pas été invités à cette réunion, et pourtant Krim Belkacem et Ouamrane étaient les plus anciens maquisards qui soient. Mais les circonstances ont fait que ce n'est que plus tard qu'ils rejoindront la direction du mouvement des «22», qui prendra le non du FLN/ALN. Puis, pour se faire entendre, le président de séance, Si Ben Boulaid, élevant un peu la voix dit : «Ya El-Khaoua, (mes frères) il est neuf heures, il est temps de se mettre au travail. Après le rituel «Bismi Allah Erahmane Erahim», s'ouvrit la séance. Après que l'ordre du jour fut connu et accepté par tous, le président Ben Boulaïd, relayé par ses deux assesseurs, Bitat et Boudiaf, brossa un tableau pessimiste de la situation : «Alors que la lutte armée est en cours en Tunisie et au Maroc, les préparatifs sont déjà avancés dans l'Aurès, où les mesures prises, par les services de police française et l'armée, en raison de la proximité de la frontière tunisienne, deviennent de plus en plus gênantes, il faut se décider». Dans un bilan sévère pour les militants, Ben Boulaïd reprit les buts du Crua : «En fait d'unité, dit-il, nous assistons à des règlements de comptes à l'intérieur du MTLD. Nous sommes les militants d'un parti coupé en deux. Jusqu'à présent, la révolution s'est bornée à des querelles internes entre les deux fractions. Deux tendances qui se chamaillent entre elles, pendant qu'à l'Est et à l'Ouest, les Tunisiens et les Marocains luttent pour se libérer de la tutelle française. Nous sommes en régression par rapport aux deux pays frères, nous le sommes même par rapport à la guerre de Libération de l'Indochine dont les nationalistes viennent de remporter une grande victoire ! «Cette guerre qui se termine là-bas, nous devons l'entreprendre ici», ajouta Si Most'fa Ben Boulaïd, qui donna la parole à Mohamed Boudiaf qui entreprit de lire le rapport élaboré au cours des réunions préparatoires du groupe, et à son tour Boudiaf, relayé par Didouche et Ben M'hidi, soulevèrent les points suivants : -Historique de l'O.S, depuis sa création jusqu'à sa dissolution. -Bilan de la répression et dénonciation de l'attitude capitularde de la direction du parti. -Travail effectué par les anciens de l'O.S.de 1950 à 1954 entre la ligne réformiste de la direction et les aspirations révolutionnaires de la base, dont le résultat a été la scission. -Explication de la position des membres du Crua par rapport à la crise du MTLD. «Aujourd'hui il faut nous concerter et décider de l'avenir.» (Fin du rapport). La conclusion était claire : compte tenu de cette situation, et de l'existence de la guerre de Libération en Tunisie et au Maroc, que fallait-il faire ? Pour eux, le moment était arrivé de poser la première des questions auxquelles ils devaient donner une réponse le jour même. «Devons-nous faire une révolution armée limitée ou illimitée ? C'est-à-dire tirer un coup de semence pour provoquer le dialogue, ou devons-nous entreprendre la révolution armée jusqu'à la victoire ? C'est-à-dire l'indépendance ?». Il fallait savoir aussi, si la France aurait tiré des enseignements de la guerre de Libération qui a été menée par le peuple d'Indochine ? Le 7 mai 1954, Dien Bien Phu sonne le glas du colonialisme français. C'est dans la cuvette du même nom et après un long et meurtrier siège, que les troupes d'élite du corps expéditionnaire français, légionnaires, parachutistes et tabors, ont été décimés. Il y avait eu 16 000 morts et beaucoup de prisonniers (4). En Algérie, cet événement tant attendu n'est pas passé inaperçu aussi bien dans les milieux populaires que dans le milieu clandestin. Il a certainement pesé beaucoup dans les décisions que prennent ceux qui sont pressés de passer à l'action armée. En milieux ouvriers, l'événement est activement commenté dans les chantiers, principalement dans certains ports dont celui d'Alger. Là, les dockers partagent la joie des Vietnamiens car ils ont déjà manifesté activement à plusieurs reprises leur solidarité agissante avec eux, en refusant de participer aux opérations de chargement d'armement à destination de l'Indochine française. D'ailleurs on va voir certains responsables du déclenchement de l'action armée qui va bientôt avoir lieu, et se reférer constamment à cet événement. Lorsque la lutte armée de libération sera déclenchée, est-ce que les Français fonceront, tête baissée pour «nettoyer la vermine» ? Ou s'orienteront-ils vers la discussion, après que l'action armée est prouvée par le désir de l'Algérie de s'affranchir de la tutelle française ? Où vont-ils transporter le corps d'armée expéditionnaire d'Indochine en Algérie pour y commencer une nouvelle guerre ? Ou alors accepteront-ils d'ouvrir le dialogue ? Telles étaient les principales questions qui se posaient à tous les hommes réunis, dans cet havre de paix qu'était la maison Derriche, où Liès vivait avec toute sa famille, père, mère, sœurs et frères. Pourtant les invités avaient l'impression d'être seuls, tellement ils n'entendaient rien d'autre que leurs propres voix. A l'aise, à l'abri et en sécurités, dans le salon de cette villa les «22», architectes de la révolution en cours, bouillant de l'engagement de leurs propos, poursuivaient les travaux qui allaient mener au déclenchement de la lutte armée de Libération nationale. De l'autre côté, dans la cuisine le reste de la famille Derriche, tout en évitant de faire le moindre bruit, continuait à préparer le repas, sans déranger personne. Au menu : mesfouf garni, petit lait, dessert et limonade, pour «25» personnes, mais ils ne seront que «22», et pour beaucoup d'entre eux, ce sera l'un des derniers bons repas, qu'ils auront pris avant de mourir, car la mort n'était qu'à quelques mois de là. La guerre va bientôt leur être faite. Le père de Liès amenait les plats jusqu'à la porte du salon où se tenait la réunion, et les remettait à son fils qui les portait à la table, pendant que le père s'en retournait sans faire de bruit, pour ramener autres choses encore. Liès consciencieusement, faisait le service comme un maître, gardant l'oreille tendue, ne laissant rien passer de ce que disait l'assistance. Autant que tous les autres membres de l'assemblée, Liès était emporté par la chaleur et la valeur des débats. Et ce n'est que lorsque les frères s'occupèrent du repas qu'il put, un instant, sortir respirer un peu d'air frais. Celui-ci l'estomac noué, il voulait se rassurer que dehors le brouhaha n'était pas audible, et que personne ne pouvait entendre les choses importantes et graves qui se disaient à l'intérieur de sa maison. La sécurité était là, comme encastrée dans le portique de la maison d'en face. Mohamed yeux bleus, revenu de sa tournée, rendait compte à Saïd Madani, pendant que Laala continuait sa ronde. (A suivre) (1) D'après «El Djarida» (organe du PRS, de Boudiaf. N°15 Nov/Déc. 1974. (2et3) Mémoria N°1-Spécial 1ernov 54, groupe des «22» Par Boudiaf. (Edition Rahma). (4) dont le colonel Bigeard (NGUYEN. K-Le Vietnam depuis Di (4) en Bien Phu, Paris Maspero).