Les transformations prennent un certain temps, et ce n'est pas dans l'immédiat que l'on peut y apporter des jugements catégoriels dans le sens c'est bien ou c'est mal, etc. Ce sont des processus plus longs et l'engagement des personnes à la manière dont chacun d'entre nous peut s'engager, ce n'est pas, comme on pouvait le penser avant, parce qu'on connaît le sens des choses, le sens de l'Histoire, c'est au fond un pari que l'on fait sur l'avenir, un pari qui est raisonné. La Nouvelle République : A quoi se résume la menace sur les acquis sociaux de la classe laborieuse en Occident ? Mateo Alaluf : On peut dire que depuis les années 80, en rapport avec un nouveau régime du capitalisme qui se met en place - un capitalisme à la fois financiarisé et mondialisé - sur le plan social, nous assistons en fait à un développement de contre-réforme. Je veux dire par là que si dans la période précédente nous avions assisté à des réformes qui avaient transformé les sociétés dans le sens d'une répartition plus juste des richesses et d'une protection sociale des salariés, à partir des années 80, les réformes induisent le résultat contraire. C'est en ce sens que je les appelle des contre-réformes qui affaiblissent les protections sociales, l'Etat social et donc les droits sociaux. Ils consistent pour l'essentiel dans le fait que le système des droits sociaux est basé sur l'idée que les protections dont bénéficient les personnes sont des droits. Il en est ainsi par exemple du droit au chômage quand on perd son emploi, qu'on est disponible sur le marché de l'emploi, on a droit à une indemnité du chômage tant qu'on n'a pas trouvé du travail. L'assurance maladie quand on est malade donne droit à être soigné et si cela dure longtemps on a droit à un revenu de remplacement. En matière de retraite, de pension, quand on est plus âgé, qu'on est retraité, on a droit à une pension. Donc, tous ces droits étaient des droits inconditionnels, alors qu'à partir des années 80, de plus en plus, ils deviennent conditionnels. C'est particulièrement vrai pour les indemnités de chômage. Il ne suffit plus d'être privé de travail et d'être demandeur d'emploi, mais encore faut-il donner un certain nombre de contreparties en termes souvent contractuels avec les offices de l'emploi, c'est-à-dire où l'on s'engage à contacter un certain nombre d'employeurs, à suivre une formation professionnelle, voire même à fournir des contreparties en travail, pour bénéficier des indemnités de chômage. Donc, on n'est plus seulement dans un système de droits, mais ces droits deviennent conditionnels et on peut en être privé. Il en va également de même en ce qui concerne l'aide sociale. Ainsi, les droits sont de plus en plus contractualisés. Bien sûr quand on a des droits, on est soumis à des devoirs, mais ici, le devoir précède en quelque sorte le droit. Et donc, c'est sur cette logique que se sont faites un certain nombre de réformes qui ont progressivement porté atteinte à des protections sociales sans que pour autant le système se transforme. Celui-ci reste toujours celui d'un Etat social mais d'un Etat social que l'on qualifie de plus en plus «d'actif », dans le sens où le fait même de bénéficier de droits entraînerait dans beaucoup de cas à des contreparties. Mais globalement, le système n'est pas changé, nous sommes toujours dans des sociétés qui sont des Etats sociaux mais où les droits sociaux ont été très considérablement fragilisés en terme de protection sociale mais aussi en terme d'emploi, puisque de plus en plus la forme générale du contrat d'emploi qui était le contrat d'emploi à durée indéterminée à temps plein a laissé la place à des formes d'emploi beaucoup plus atypiques, à durée déterminée mais surtout à temps partiel. On a donc assisté à une précarisation progressive de l'emploi. Cela s'est accompagné d'une politique salariale dite de modération salariale, c'est-à-dire de non augmentation, de freinage des salaires qui a fait en sorte que ces derniers ont été de plus en plus restreints. Et l'on a assisté à des sociétés qui du point de vue social n'ont plus continué à progresser vers le haut comme c'était le cas jusqu'aux années 80 mais ont progressé vers le bas. La crise de 2008, soit la crise de la dette, dette privée d'abord, dette publique ensuite, a fait que ces tendances se sont considérablement accélérées sur le coup des politiques d'austérité. On peut dire globalement que nous sommes là dans un système très dangereux qui fonctionne à coups de dérégulations, de privatisations, et dont le carburant est l'augmentation des inégalités, si bien qu'on est maintenant dans un contexte où la protestation sociale et les mouvement sociaux sont importants. Rarement on a assisté en Europe à un tel développement de mouvements sociaux qui essaient de s'opposer à cette politique, principalement dans les pays d'Europe du sud, soit en Grèce, en Italie, au Portugal, en Espagne, mais également de plus en plus en Europe du Nord. J'aimerais bien revenir à l'une de vos conférences où vous posez la question très importante, que retenir de la social-démocratie ? Ce qu'il faut retenir de la social-démocratie, ce sont les réformes sociales considérables qui ont changé la société. Précédemment, le travail était synonyme de précarité absolue, on s'appauvrissait parce qu'on travaillait. L'idée était que le travail créait une pauvreté massive de la population ouvrière, qui était accentuée par les bas salaires, par l'instabilité de l'emploi, par l'incertitude du lendemain mais aussi par les accidents de travail très nombreux, les maladies professionnelles, la vieillesse qui privait les gens de tout. La social-démocratie a permis - ce que l'on a appelé le compromis social-démocrate - que le facteur d'insécurité qui régnait précédemment dans le monde du travail a disparu ainsi que le facteur d'appauvrissement et d'insécurité qui y était lié, et le travail est devenu progressivement un facteur de sécurité. Précédemment, les travailleurs refusaient une pension parce qu'ils disaient «mais non, on sera morts avant l'âge de la retraite». L'espérance de vie était très courte alors que maintenant l'espérance de vie a considérablement augmenté, la pension est devenue une revendication des salariés et on veut être pensionné de plus en plus tôt pour jouir précisément d'un temps libre tant qu'on est encore en bonne santé. Donc, ce que la social-démocratie a permis, c'est une socialisation du salaire, c'est-à-dire que le salaire n'est pas seulement la rémunération directe que reçoit le travailleur, mais l'ensemble de ce qu'on appelle le salaire indirect, c'est-à-dire les cotisations à la sécurité sociale et l'ensemble des protections dont bénéficient les travailleurs. Cela a été l'apport principal de la social-démocratie pendant longtemps. Quand on compare notre situation avec celle du Brésil maintenant, où il y a des mouvements sociaux importants, on voit bien que le régime du Parti du travail, en particulier sous le président Lulla, a fait en sorte que les salariés mais aussi la population qui était dans la pauvreté ont pu bénéficier de programmes sociaux qui leur ont permis d'accéder à la consommation, voire même au développement d'une petite classe moyenne. La pauvreté a très considérablement diminué, et au fond, les programmes sociaux ont permis aux personnes d'accéder à la consommation. Mais ayant accédé à la consommation, de quoi les gens se rendent-ils compte ? D'abord qu'au niveau des transports, il n'y a pas de service public qui permettent aux personnes de se déplacer, notamment dans des villes gigantesques comme Rio de Janeiro, Sao Paulo, etc. qu'il n'y a pas d'écoles, qu'ils ne peuvent pas envoyer leurs enfants dans des écoles convenables, qu'il n'y a pas une structure de santé qui permette de se soigner, etc. C'est-à-dire l'absence de services publics. Il ne suffit pas d'injecter un revenu à la population, encore faut-il que celle-ci dispose d'un certain nombre de ressources qui lui permettent d'exercer sa citoyenneté. La seule consommation ne suffit pas. Et au fond, ce que la social-démocratie a apporté à l'Europe, c'est tous ces moyens qui permettent aux individus d'exister. Robert Castel disait : «Un individu ne tient pas debout tout seul. Il a besoin d'un certain nombre de ressources pour exister, ce sont les ressources de la protection sociale et des services publics avec le système de santé, le système d'éducation qui permettent aux personnes d'exister et d'exercer leur liberté dans la vie». Quelle est l'alternative à ce système de prédation affreux qu'est le système capitaliste ? Si on le savait, on le mettrait en application (rires). On peut peupler un hémicycle rien que pour cela. L'idée, dans un premier temps, c'est d'abord essayer de défendre ce qui est important, c'est-à-dire à la fois la possibilité d'accéder à la consommation qui a été acquise, mais aussi que cette possibilité demeure quels que soient les aléas de la vie, c'est-à-dire la protection sociale. Mais également, ce qui est tout à fait fondamental - c'est là que pèse un risque majeur - ce sont les services publics, dans la mesure même où ces éléments sont préservés et que les personnes ont des capacités d'action plus fortes pour améliorer leur sort. (Suite de la page 4) Or, maintenant, on voit bien que les politiques qui sont menées vont à l'encontre de cet objectif et on assite dans un premier temps, à une opposition à ces politiques d'austérité. Essayer de faire en sorte que ces acquis se maintiennent, sans doute ces mouvements sociaux doivent y conduire ou du moins on peut l'espérer. Espérons qu'ils conduisent à un mieux, mais quel sera ce mieux, personne n'est en mesure de le dire à l'avance. C'est valable aussi bien ici en Belgique qu'en Algérie ou en Amérique du Sud. L'impérialisme frappe partout par ses guerres meurtrières et le monde arabe est devenu un champ de bataille. Pensez-vous que c'est une fatalité pour les peuples arabes et autres de subir des guerres capitalistes ? Non, la preuve, ce sont toutes les révoltes arabes un peu partout. Je pense qu'il n'y a pas de fatalité, encore moins pour les populations arabes que pour les autres, puisqu'on voit bien dans le monde arabe, bien que ce soit dans des sens divers et qu'on ne puisse pas toujours décrypter leur sens, une effervescence extraordinaire et des populations qui se réveillent et qui veulent de plus en plus prendre leur sort en main. Donc je pense qu'il n'y a pas du tout de fatalité, mais en même temps, je pense qu'on n'est pas à même de prévoir quel sera le sens de ces développements, et on sait bien que l'histoire nous apprend que les évolutions ne se font pas du jour au lendemain. Les transformations prennent un certain temps, et ce n'est pas dans l'immédiat que l'on peut y apporter des jugements catégoriels dans le sens c'est bien ou c'est mal, etc. Ce sont des processus plus longs et l'engagement des personnes à la manière dont chacun d'entre nous peut s'engager, ce n'est pas, comme on pouvait le penser avant, parce qu'on connaît le sens des choses, le sens de l'Histoire, c'est au fond un pari que l'on fait sur l'avenir, un pari qui est raisonné. On peut se tromper, mais on essaie de plus en plus, de manière rationnelle, de raisonner et miser sur l'avenir. En ce qui me concerne, ce pari va dans le sens des personnes qui sont exploitées et qui se révoltent contre les conditions qui leurs sont faites aujourd'hui. L'Algérie a renoué avec la nationalisation de ses usines et infrastructures économiques (par exemple ArcelorMital) alors qu'en Europe, les Etats écartent cette éventualité. Pourquoi à votre avis ? Les Etats ont totalement écarté cette éventualité par l'emprise des politiques néolibérales depuis les années 80, donc depuis cette époque, nous avons eu, d'une part, la révolution conservatrice en Allemagne et en Angleterre avec la mise en œuvre de la politique de Reagan et Thatcher, et ensuite le fait que cela s'est répandu dans toute l'Europe, pour s'étendre davantage avec la chute des pays communistes. Tout cela a fait que nous sommes entrés dans une période où l'idéologie néolibérale a fonctionné sans aucune concurrence, en développant partout la dérégulation, c'est-à-dire la dénationalisation des secteurs jusque là nationalisés et en attaquant fortement les services publics. Cela a constitué la grande tendance, or aujourd'hui, on se rend compte que cela a occasionné beaucoup de dégâts. De plus en plus, la question de la nationalisation n'est plus un tabou, on l'a posée à propos de la sidérurgie bien qu'on n'ait pas pu la réaliser mais on l'a fait pour les banques. Quand celles-ci étaient en dégringolade complète, on a nationalisé un certain nombre d'entre elles en Belgique, alors qu'il n'y avait pas auparavant de banques nationalisées. A présent, nous avons une banque nationalisée, la banque Belfius. Donc, la nationalisatoin qui a été effectivement jusqu'à présent un sujet tabou, maintenant ne l'est plus, et revient d'une certaine manière très difficilement et contradictoirement, comme une possibilité qui émerge, même si elle n'est sûrement pas majoritaire. La nationalisation est redevenue une perspective aussi bien dans le domaine financier que dans le domaine industriel. On a vu l'interdiction de survol de plusieurs pays européens de l'avion présidentiel d'Evo Morales, le président de la Bolivie élu démocratiquement, sur fond du scandale d'espionnage américain Prism révélé par l'ex-agent de la CIA Edward Snowden. Peut-on encore se targuer en Europe des concepts de démocratie, droits de l'homme, Etat de droit, alors qu'on se livre à des actes comme celui-là ? Effectivement, c'est tout à fait scandaleux. On voit bien notamment que l'emprise qu'exercent les Etats-Unis sur le monde aujourd'hui, sur absolument tous les pays, est réelle et tout à fait scandaleuse. Ce n'est pas pour autant qu'il n'y a pas d'Etat de droit. Les guerres impérialistes ne sont pas une nouveauté, les formes d'espionnage non plus, le fait d'incarcérer des personnes contre tout respect de droit, de Guantanamo à d'autres formes d'incarcération, tout cela a existé et malheureusement continuent à exister, mais le fait que cela existe ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas du tout d'Etat de droit. Nous avons encore un certain nombre de protections que nous essayons de conserver et de faire en sorte qu'elles ne soient pas restreintes, donc c'est une lutte permanente, mais je ne pense pas qu'on puisse raisonner toujours dans l'absolu, dans le sens ou bien on est dans des démocraties parfaites ou bien il n'y aucune démocratie ni aucun Etat de droit. C'est toujours une lutte et une situation difficile. Mais effectivement, l'emprise des Etats-Unis qui a toujours été forte l'est encore davantage aujourd'hui parcequ'il n'y a plus de concurrence sur le plan mondial comme c'était le cas précédemment. Cependant, l'Etat de droit est toujours là, malgré les retrictions et les attaques scandaleuses dont il est l'objet. Des djihadistes européens, dont des Belges, partent se battre aux côtés de mercenaires criminels et fanatiques religieux contre un Etat souverain alors que toute l'Europe pratique l'espionnage de ses citoyens sur fond de la montée des mouvements fascistes, est-ce que tout cela n'est pas le symptôme d'une société capitaliste malade ? Comment l'expliquez-vous ? Je pense que la société capitaliste est malade, effectivement. Il y a des choses tout à fait contradictoires qui se déroulent, mais je ne peux pas dire beaucoup plus sinon que la société capitaliste est malade et que dans ce contexte, des jeunes sont amenés parfois à emprunter des chemins qui sont sans avenir. Je ne peux pas dire beaucoup plus à ce sujet. Quels sont vos projets futurs et comment voyez-vous l'évolution sociale des sociétés occidentales dans l'avenir ? Je pense qu'on est véritablement à un moment charnière, ou bien on pourra arrêter cette évolution vers le néolibéralisme qui affaiblit les droits sociaux et l'Etat de droit, et pour cela, on observe aujourd'hui des mouvements sociaux comme on n'en a encore jamais observé dans le monde. Je veux dire que jamais on a observé, contrairement à ce que les gens pensent, autant de résistance par rapport aux mesures qui sont prises, que le capitalisme aujourd'hui est plus déligitimé qu'il ne l'a jamais été et que cela peut laisser de la place, malgré les difficultés que l'on rencontre, à un certain optimisme. Rien n'est joué. Il n'y a pas à mon avis un sens évident de l'Histoire, il n'y a pas forcément un avenir meilleur, mais il n'y a pas non plus un avenir qui soit pire. L'enjeu de la lutte sociale, c'est à la fois de pouvoir viser des objectifs qui soient possibles, parce que s'ils sont impossibles, ça ne sert à rien de se mobiliser. Il faut donc des objectifs possibles et en même temps souhaitables, c'est-à-dire allant dans l'amélioration de la condition des personnes et pour lesquels on peut lutter. Mais quand on lutte, on peut perdre comme on peut gagner. Comme c'est aujourd'hui 5 juillet, la fête nationale de l'Algérie, avez-vous un mot à dire au peuple algérien ? Le peuple algérien a toujours constitué un grand espoir, en tout cas pour moi et pour ma génération. Personnellement, j'ai pris conscience du fait politique à travers la guerre d'indépendance de l'Algérie. Je m'étais engagé à l'époque dans les réseaux de soutien au FLN, donc dans les réseaux de porteurs de valises, et dans un comité d'aide médicale pour les combattants algériens à Bruxelles, et c'est à travers la lutte du peuple algérien qu'en ce qui me concerne, ainsi que des gens de ma génération, nous nous sommes éveillés à la politique. Cela a constitué un très très grand espoir. Par après, on a vu dans toute l'évolution, des reculs importants comme des avancées à certains moments. Ce qui se passe en Algérie, je pense, est très important pour l'Europe et pour les personnes de ma génération qui se sont si fortement investies aux côtés des Algériens. Biographie de Mateo Alaluf Mateo Alaluf est docteur en sciences sociales et professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles. Il enseigne la sociologie du travail et ses recherches portent principalement sur l'emploi, le chômage, la formation et l'histoire du mouvement ouvrier. Parmi ses derniers livres, citons: Dictionnaire du prêt-à-penser, Ed. Couleur Livres ; Changer la société sans prendre le pouvoir, Ed. Labor, et Protection sociale et emploi. Regards croisés sur la mondialisation en Europe et en Chine, Ed de l'Université de Bruxelles.