Les martyrs n'ont pas affronté la mort pour rien, mais bien pour la récupération et l'indépendance de leur patrie. C'est cela le but suprême de leur action. Mais, paradoxalement, c'est d'abord un investissement, humain personnel : chacun est mort pour une famille ; mort qui n'a eu de répercussions négatives que sur leurs parents et leurs enfants et non sur l'ensemble de la nation. Retour et souvenirs : Le périple de ma mère avais duré plus d'un mois. Nous étions le mois de septembre 1962 ; mon pays était indépendant, j'avais retrouvé ma mère, ma grand-mère, mes frères et sœurs et mes amis, et même mon chien. Et c'était merveilleux. C'était une joie et un bonheur que je ne croyais pas vivre un jour. La joie des retrouvailles en famille, les visites des proches et des amis. Tout cela ne permettait pas de parler des absents. Mon frère dont la mort s'est confirmée, a laissé une femme et deux enfants en bas âge. Mon père en avait laissé six, trois filles et trois garçons, mon oncle avait laissé une épouse, deux filles et trois garçons. Trois veuve et treize orphelins, quel désastre, quel malheur, et surtout qu'elle gâchis. Pourquoi fallait-il nous tuer avant de reconnaitre nos droits. Et petit à petit, la logique de fin de guerre s'imposa d'elle-même. L'OAS avait été neutralisée, le danger s'éloignait, et la paix petit à petit s'installait. Presque deux mois depuis que nous étions indépendant et la joie était encore dans les cœurs semblant ne plus en vouloir sortir. Et les rues constamment animées, fleurissaient de chants et de danses, que souligner les youyous des femmes avides d'extérioriser leurs joies, et d'évacuer la peur qu'elles aient longtemps contenus dans leurs poitrines. Les autorités militaires algériennes ont commencé à gérer la situation nécessiteuse des victimes civiles de la guerre, familles des moudjahidines et des veuves de guerre, étant normale que la priorité leur revienne, pendant que les politiques s'occupaient de remettre le pays en marche. Pour nous, la première des choses fut de nous reloger ; nous avons choisi de changer de quartier ; ce fut à El Biar dans une villa, que nous avons emménagé. J'espérais qu'avec ce changement, ma mère cesserait de pleurer pour ceux qui n'étaient plus là. Ses hommes, comme elle aimait à les appeler. Non, rien n'y fit, elle ne voulait pas admettre que certaines familles n'aient donné aucun homme à la révolution, et qu'à elle, le destin lui en a pris trois. Et moi à chaque fois que je rentrais à la maison, c'est vers elle que j'allais, pour lui remonter le morale, et la soutenir dans sa peine. C'est vrai que moi aussi j'avais de la peine de les avoir perdus ; mon père était tout pour moi, mon frère, c'est mon ami et mon oncle mon idole. Je pleurai à leur souvenir, mais c'est la fierté qu'ils me donnaient d'avoir sacrifié leurs vies pour la libération de leur pays qui était la plus forte, et ça me renforçait positivement. Ce n'était pas le même cas pour ma mère. Chez elle, le ressentiment était tel qu'elle ne pouvait pas être dans la joie et le bonheur que ressentaient les autres personnes. Nous avions déménagé pour habiter une très belle maison à deux étages, où nous avions une dizaine de pièces, deux salles de bain et deux WC. Un à chaque étage. Nous étions à El Biar, un quartier chic de la capitale. Calme et tranquille, nous y étions comme dans un autre pays tellement c'était nouveau pour nous. J'étais le seul rescapé de ma famille, et j'avais endossé les responsabilités de chef de famille ; ma mère n'avait d'yeux que pour moi, et n'était rassurée que lorsque j'étais près d'elle à la maison. J'étais son confident, son ami, son soutient, son protecteur. Et très souvent, dans ces crises de larmes, elle se lamentait d'avoir autant perdu pour cette satané indépendance alors que la plus part des gens n'avaient rien donné à celle-ci, et qui aujourd'hui profite du sacrifice de nos martyrs. Puis elle se mettait à me poser des questions auxquelles elle répondait d'elle-même. Elle me disait : - Les martyrs sont morts pour tout le peuple algérien, mais aujourd'hui que nous sommes indépendant, qui sent leur manque ? Et elle répondait : -Leurs familles pardi. Leurs mères, pères, femmes et enfants. Et elle enchainait : - Qui les a perdus réellement ? Nous insistait-t-elle. Chez qui ont-ils laissé du vide ? Chez nous aussi. Et elle disait encore : - Le peuple est heureux d'être libre et indépendant. Mais moi, je ne peux pas être heureuse comme eux le sont, moi j'ai le coeur brisé, de leur perte et de ça personne ne pourra me guérir. Et elle disait avec lassitude : - Personne ne peut sentir la brûlure de la braise que celui qui a le pied dessus... Ma mère telle que je la voyais, était entièrement sur un brasier, et c'est en se confiant à moi qu'elle se soulageait un peu. Conscient de cela, je souffrais de ne pouvoir rien faire d'autre pour elle que d'être présent à ses côtés et de faire tout ce qu'elle me demandait. C'est ainsi que je devais me retenir de ne pas trop extérioriser ma joie lorsque j'étais à la maison. C'est dans ce quartier d'El Biar que le hasard m'a fait rencontrer deux vieilles dames, des Françaises pieds noirs, qui n'avaient pas encore quitté Alger. C'est vrai que beaucoup de Français d'Algérie avaient fuit, mais il y en restait encore. Celles-ci, après que nous ayons sympathisés, mises en confiance, elles me racontèrent leurs malheurs. L'une de ces dames avait perdu son mari, et l'autre sont fils ; tous deux soldats de l'armée française, tués au combat, par les hommes de l'ALN. J'allais sur mes 19 ans, et mon esprit de jeune curieux de tout, me fit faire quelque chose dont aujourd'hui, je reste encore étonné de l'avoir fait. Ne voyez-vous pas que pour comprendre la vie, il me vint à l'esprit de les inviter chez moi pour les présenter à ma mère, et voir comment se comporteraient entre elles, des femmes ayant perdu un être cher, tué par l'autre être cher à celle qui l'avait perdu ? Je voulais connaitre leurs réactions l'une envers l'autre. Nous n'étions pas bien loin de notre maison, et dix minutes plus tard, nous étions arrivés. Je fis entrer les dames chez nous et les présentait à ma mère A la maison, j'ai expliqué à ma mère qui était ces femmes en lui disant que peut être ce sont leurs fils soldats qui ont tué ta famille, ou peut-être c'est ta famille qui a tué le mari et le fils de ces dames. Et bien sûr, j'ai expliqué, la même chose aux dames pieds noir, elles se sont regardées une fraction de seconde et elles sont tombées dans les bras l'une de l'autre en pleurant, si fort et sur la même tonalité que j'en étais pétrifié. Je ne distinguais pas les pleurs de ma mère, de celles des deux damesffrançaise. Mes cheveux s'étaient hérissés sur ma tête, j'ai eu la chair de poule comme jamais, et j'ai pleuré aussi à chaude larmes. Il m'a fallu l'aide d'un ami qui était là pour les séparer. Leur enlacement était tellement fort qu'on aurait cru qu'elle formait un même corps. Mes larmes ne cessant pas de couler, et elles aussi, on s'est assis sur les fauteuils qui étaient là, et l'on se regardait de l'un à l'autre, les yeux rougis, comme si du sang en avait coulé. L'atmosphère se détendit doucement, ce n'est qu'après quelques longues minutes de silence qu'elles se mirent à se parler. Elle parlait le même langage, disait la même pensée, et se transmettaient les mêmes sentiments. Et pour moi, ce jour-là, j'ai compris ce que c'était que la guerre, il ma fallu du temps, pour faire un travail sur moi-même. Et enfin je suis arrivé à me soulager, j'ai pardonné le mal que l'on m'a fait. Oui, j'ai pardonné à ceux qui ont tué mon père, mon frère et mon oncle, et qui ont torturé ma mère. Je leur pardonne, mais je n'oublierais jamais. S'il existait seulement quelque part des gens mauvais, et s'il suffisait seulement de les séparer du reste de la société et de les détruire ! Pour que les choses aillent mieux, ce serait formidable. Mais la frontière qui sépare le bien du mal passe au cœur de chaque être humain. Alors il n'y a rien d'autre à dire à ceux qui ont la haine de la vengeance qu'il existe une loi implacable... qui veut que lorsque l'on nous inflige une blessure, nous ne pouvons en guérir que par le pardon (Alan Patton). Dans le monde entier, les gens ont mal. Le tragique, c'est qu'ils se comportent comme s'il n'y avait pas d'issue. Ils disent : «C'est la vie, on n'y peut rien.» Ils ne veulent pas parler de la solution, qui est le pardon. Seule une culture du pardon pourra mettre fin aux cycles de la violence et du désespoir et enclencher de nouveaux cycles d'espoir et de pardon. Cela prendra du temps, parce que le pardon est un choix très personnel (je parle en connaissance de cause) qui demande que l'on regarde en soi-même. Les gens ont besoin qu'on leur montre pourquoi il est nécessaire de prendre toute cette peine. Ils ont besoin d'entendre des histoires de pardon pour que leur cœur soit touché. Parce qu'avant de changer le monde, il faut se changer soi-même. C'est en soi-même que doit commencer le changement, et c'est ensuite que vos relations changeront, et à votre contact votre famille et votre communauté changera aussi. Si vous rencontrez celui qui a tué votre père, votre frère ou votre oncle, comment lui parler ? Comme vous lui parliez avant les massacres ? Sans l'amour, c'est impossible. Alors, nous avons besoin de messages porteurs de véritable guérison, qui nous délivrent de nos rancunes, qui nous sauve de la haine, qui nous libère de nos vieilles chaînes. Les gens sont encore prisonniers de la peur, de la colère, de la méfiance et de l'esprit de vengeance. Je crois fermement que l'on peut se libérer de tout cela, pas seulement en France et en Algérie — mais en Afrique aussi et pourquoi pas dans le monde entier. Il y a une raison très pragmatique au pardon. Quand on nous fait du mal, nous pouvons chercher la vengeance — ou nous pouvons pardonner. Si nous choisissons la vengeance, notre vie sera rongée par la colère. Et quand la vengeance sera accomplie, elle nous laisse vide. La colère est une pulsion difficile vraiment à assouvir et elle peut devenir une habitude. Le pardon, lui, permet d'aller de l'avant. Et puis, il y a une autre raison qui force le pardon. Il est un don – il est aussi clémence. C'est un cadeau que j'ai reçu et que j'ai aussi donné. Dans un cas comme dans l'autre, il m'a pleinement comblé. Il peut être infiniment plus grave de refuser de pardonner que de commettre un meurtre : le meurtre peut être commis dans un moment d'égarement, sous l'influence d'une soudaine impulsion, alors que le refus de pardonner est une fermeture du coeur froide et délibérée. (Suite et fin)