Les secousses socio-économiques que connaissent nos sociétés modernes interpellent de plus en plus des penseurs ainsi que des acteurs sociaux ou politiques. La ligne rouge désignée comme seuil de pauvreté est largement franchie non seulement par une minorité d'exclus de la société, mais malheureusement par une franche grandissante de la population. Conception et pratique de la solidarité en Islam Un droit connu n'est pas une aumône. «Les aumônes ne doivent revenir qu'aux besogneux et aux indigents, à la rétribution des collecteurs, aux ralliements des bonnes volontés, à affranchir des nuques (esclaves), à libérer des insolvables, à aider au chemin de Dieu et à secourir le fils du chemin : autant d'obligations par Dieu - Dieu et Connaissant et Sage » Coran, sourate IX, verset 60. Le terme spécifique en arabe dans le texte coranique traduit (Jacques Berque) ici en haut par aumônes est al-sadaqât, pluriel d'al-sadaqa. Le sens communément admis du terme sadaqa est le don volontaire, ce qui est offert ou donné de plein gré d'où la confusion avec aumône. Al-sidqla vérité, est une autre forme de la même racine à trois lettres (s,d,q) également Al-sadâq la dote, à savoir le présent que le marier offre à la mariée comme cadeau de bien venu. Le professeur Hamidullah M. traduit le terme du même verset par « recettes de l'état ». Hamidullah juriste et islamologue érudit a opté pour une traduction interprétative pour éviter l'amalgame. Nous avons trouvé intéressant de reproduire ici un texte que nous traduisons directement de l'arabe. Il s'agit d'une partie du commentaire d'Al-Râzî (606h), dans son grand commentaire al-tafsîr al-kabîr, de ce même verset.Ainsi, le lecteur peut se faire une idée plus précise du sens dans lequel les anciens comprenaient le terme coranique al-sadaqa. C'est l'adhésion volontaire à cette solidarité sociale, adhésion de cœur et d'esprit, par les éléments riches de la société qui fait que l'impôt n'est pas seulement une contrainte, il est sadaqa présent, et zakât purification puisque intégrée dans une conception spirituelle partagée par les membres d'un même corps social. Reste à définir alors qui sont les nécessiteux désignés dans le verset ci-dessus. Le texte coranique énumère huit catégories de personnes à qui les sadaqât sont destinées. Il est normal que la ville du Prophète, Médine, connaisse la pauvreté de certaines personnes qu'on appellerait aujourd'hui des primoarrivants ou des immigrants. En outre, Médine s'est établie dans un environnement où régnait l'esclavagisme, l'usure excessive ainsi que le pouvoir clanique et les classes sociales. Quant à la sixième catégorie, on pourrait la comparer à la situation de milliers de personnes devenues insolvables aujourd'hui. L'insolvabilité ne doit pas se transformer en une vulnérabilité, l'insolvabilité doit être confrontée de face par le corps social dans son ensemble en vue d'éliminer ses causes, mais jamais pour rejeter les victimes à la rue comme de malpropres. Hier aux USA, aujourd'hui en Espagne, la vague d'expulsion des familles de leurs foyers est tout simplement un scandale moral et social. Bien que dans la majorité des pays musulmans c'est le modèle libéral qui prédomine, c'est plutôt la tendance vers des modèles où la primauté est accordée au bien-être du groupe que vise le modèle coranique. La richesse personnelle est légitime aussi longtemps que la richesse du groupe est assurée. La propriété est aussi une responsabilité de gestion dans l'intérêt individuel et social, c'est pourquoi le Coran parle de quote-part et non de don charitable. La quote-part est un droit obligatoire alors que le don est une action généreuse. D'aucuns rétorquent que la richesse est le pur fruit de leur labeur propre, certes, mais qu'en serait-il si ce labeur est fourni sur une île déserte, sans personnes pour commercer. C'est simple, il est impossible de créer des richesses en dehors de la société humaine, il est donc légitime que la participation à l'enrichissement du groupe soit un devoir et non pas un bon vouloir. Aujourd'hui hélas, l'humiliation des nécessiteux a franchi un pas de plus, celui de l'humiliation d'un peuple tout entier et de son représentant officiel, l'humiliation fait désormais partie du langage diplomatique[2]. Allah ordonne la justice et le bel agir[5]nous dit le Coran. La justice est le pilier central autour duquel se tissent les liens sociaux, cependant il n'est que la base minimale qui n'appelle ni exhortation ni négociation non plus, c'est un droit acquis du fait même d'être un membre de la société. Alors que le bel agir est l'élan du cœur de ceux qui sont épris d'aller au-delà du juste, vers l'excellence de l'être par l'excellence de l'acte, ceux pour qui la solidarité sociale ne s'impose pas comme un devoir externe, ceux pour qui la fraternité humaine est une manière d'être dans le monde. Le Coran s'adresse à tous, et nous sommes tous appelés à agir de façon responsable[6]. S'agissant de notre sujet, la responsabilité de l'établissement de la justice et de l'harmonie sociales incombe aussi bien aux riches qu'aux pauvres, c'est ainsi que nous comprenons le verset précédent, Dieu ordonne la justice et le bel agir à tous. La lecture qui consiste à interpréter ce verset comme une ordonnance faite aux riches uniquement est à notre sens, imprégnée de l'idéologie de la domination, celle qui gonfle l'égo du riche et confisque la dignité du pauvre. (Suivra)