Nous sommes en plein Grand jeu, qui voit la tentative de containment du Heartland eurasien par la puissance maritime américaine. Les disputes territoriales autour des Spratleys, des Paracels ou des Senkaku/Dyaoshu ne concernent pas une quelconque volonté de mettre la main sur d'éventuelles ressources énergétiques ou routes stratégiques, ou alors seulement en deuxième instance. Il s'agit avant tout pour le Heartland, la Chine en l'occurrence, de briser l'encerclement US et de s'ouvrir des routes vers le Rimland et vers l'océan, exactement comme la Russie le fait sur la partie ouest de l'échiquier avec ses pipelines et ses alliances de revers. La présence américaine en Extrême-Orient est l'héritage de l'immédiat après-guerre (tiens, tiens, justement la période des pères fondateurs de la pensée stratégique états-unienne, MacKinder et Spykman). Japon (1945), Taïwan (1949), Corée (1950) : la boucle était bouclée et l'Eurasie cernée à l'est, comme elle l'était à l'ouest par l'Otan, au Moyen-Orient par le CENTO et en Asie du sud et sud-est par l'OTASE. La guerre froide entre les deux Corées ou entre Pékin et Taïwan sont évidemment du pain béni pour Washington, prétexte au maintien des bases américaines dans la région. Le double plan de la puissance maritime, diviser le continent, monde à l'intérieur, l'encercler à l'extérieur, a atteint son acmé avec la rupture sino-soviétique de 1960. Un demi-siècle plus tard, que d'eau a coulé sous les ponts... Même s'il reste bien entendu de nombreuses pierres d'achoppement, l'Eurasie n'a jamais été aussi unie (symbiose russo-chinoise, Organisation de Coopération de Shanghai...), rendant caduque la première partie du plan. Quant au deuxième axiome, il fuit de partout. Pour les Etats-Unis, le sud du Rimland semble définitivement perdu (entrée de l'Inde et du Pakistan dans l'OCS, fiasco afghan), le Moyen-Orient tangue sérieusement (Syrie, Iran, Irak maintenant, voire Yémen). Restent les deux extrémités occidentale (Europe) et orientale (mers de Chine) de l'échiquier où l'empire maritime s'arc-boute afin de ne pas lâcher. La bataille pour l'Europe (noyautage des institutions européennes, putsch ukrainien, manigances balkaniques vs pipelines russes, routes de la Soie chinoises, soutien moscovite à l'anti-système) est en cours. A des milliers de kilomètres de là, en Orient, un conflit jumeau s'annonce dont nous assistons actuellement aux prémices... Washington utilise donc habilement un conflit ancien et réel (crise coréenne : 1er niveau) pour placer ses pions sur l'échiquier (Grand jeu : 2nd niveau). Contrairement à ce que serinent souvent les bisounours de l'info, il ne s'agit évidemment pas pour les Américains de faire pression sur la Chine pour qu'elle ramène à la raison son encombrant allié nord-coréen ; il s'agit au contraire d'utiliser la déraison nord-coréenne pour contenir la Chine, donc l'Eurasie. Le but de l'empire est de maintenir un conflit de basse intensité en Asie orientale, suffisamment sérieux toutefois pour conserver les bases US. Mais par son impulsivité, le Donald pourrait bien mettre à mal cette fine stratégie. Qu'un conflit à grande échelle éclate, que le régime nord-coréen tombe et il entraînera dans sa chute le prétexte à la présence militaire américaine qui endigue l'est du Heartland.