Première partie en cliquant ICI La chute de l'URSS et la nouvelle consécration de l'analyse géopolitique Ce que l'on percevait du retour en grâce de la géopolitique dans les nées 70 et 80 se confirme de manière éclatante avec la fin du système des blocs. Minée par un système économique à bout de souffle et une idéologie totalitaire et étouffante, l'URSS s'effondre à la fin des années 80. A Berlin, capitale symbole d'un monde coupé en deux, le drapeau national allemand est hissé en 1989 par une jeunesse réunifiée. "Avec le Mur s'abime la grande illusion qui fondait le XXe siècle, celle qui consistait à croire que les idéologies gouvernent les hommes et sous-tendent exclusivement leurs conflits". Le monde à peine sorti de l'opposition eschatologique entre communisme et libéralise, et après une courte période d'irénisme relativement irresponsable (les dividendes de la Paix), les analystes sont nombreux à admettre que l'identité et la puissance demeurent au fondement des relations internationales. Et qu'elles continuent à produire des frictions sans fin toujours aggravées par le poids de l'Histoire. Une prise de conscience à laquelle font écho les observations du sociologue Max Weber, "ce sont les intérêts, et non les idées, qui déterminent directement les actions des hommes. Et la représentation du monde créée par les idées sert souvent à baliser les chemins sur lesquels se meut en réalité la dynamique des intérêts sous-tendant les actions." En ce sens, pour corriger le titre d'un ouvrage récent d'Alexandre Adler, il est difficile de dire que le 11 septembre 201, lorsque s'abîmèrent les Twin Towers, nous avons vu finir le monde ancien. Nous l'avons, plus exactement, vu recommencer après un sommeil d'à peine 70 ans. Berlin 1989 et New York 2001, ces deux événements-balises du monde contemporain sont fortement liés, parce qu'ils ont délimité très strictement la parenthèse de certaines illusions post-historiques. La guerre froide avait gelé des conflits éphémère du conflit idéologique. En mourant, elle a libéré ces conflits de leur gangue artificielle, ranimant les compulsions culturelles et leur donnant libre cours. L'effondrement dramatique et éminemment symbolique des tours du World Trade Center a été une illustration parmi d'autres du retour à la longue durée, un instantané paroxystique des conflits et de la compétition culturelle qui menacent nouveau la paix entre les Etats au XXIe siècle." Nous vivons donc un réveil de l'Histoire, même s'il s'accommode très bien des totems de la mondialisation. Ces derniers (internet, les entreprises multinationales, les réseaux transnationaux, la montée en puissance des sociétés civiles) n'effacent pas les Etats et les peuples. Internet, instrument de liberté et de communication sans frontière, est aussi devenu un enjeu de puissance, d'influence et de contrôle des opinions nationales: la cyberguerre en fait foi; les entreprises multinationales sont souvent le faux nez de stratégie nationales et étatiques, d'ou le développement de l'intelligence économique; les réseaux transnationaux, à commencer par les ONG, peuvent être inclus dans une stratégie nationale globale d'influence et de "présence" sur les théâtres stratégiques (comme le prouve le rôle joué par l'USAID américaine); quant aux "sociétés civile", elles ne conçoivent pas forcément que l'Etat et la nation appartiennent au passé: en Inde et en Chine, il semble même que cela soit le contraire. La "mode de la géopolitique est directement liée ce réveil de l'Histoire ou tradition et modernité s'interpénètrent sans s'exclure. Les permanences géopolitiques qui se font jour depuis 1989 apparaissent d'ailleurs évidentes à tous les observateurs de l'actualité internationale. Deux exemples principaux: -Les nations d'Europe de l'est, une fois libérées de la tutelle de l'URSS, cherchent désormais, à travers la double intégration à l'Union européenne et à l'OTAN, une manière de protéger et d'affirmer leurs intérêts nationaux. Entre Allemagne et Russie, le recours aux Etats-Unis leur permet d'équilibrer les forces; -La russie garde ses obsessions géopolitiques éternelles: accès aux mers chaudes, défense de son étranger proche, domination de l'Eurasie, hésitation entre l'Orient et l'Occident. Ces objectifs sont exacerbés par un sentiment lancinant de perte de puissance et de prestige. D'autres exemples de stratégies géopolitiques et de réveil de la conflictualité, nombreux, seront étudiés au cours des chapitres suivants. Actuellement, stimulées par la Realpolitik issues des décombres du système des blocs, de nouvelles écoles de géopolitique tentent de formaliser une vision du monde post guerre-froide. On citera notamment l'américain Samuel Huntington et son modèle du choc des civilisations qui divise le monde en grandes aires religieuses et civilisationnelles concurrentes, dont l'interaction mènerait dans le futur à un affrontement majeur entre Islam et "Occident". On peut contester à Huntington le titre véritable de géopoliticien. Son analyse néglige les fractures internes aux aires religieuses (catholiques-protestants, sunnites-chiites, bouddhistes du petit et du grand Véhicule, etc.) sous-estime l'importance du facteur politique t esentialise le bloc musulman qui n'est qu'un bloc parmi les autres. Le choc des civilisations est plein d'analyses pénétrantes (il a malheureusement été davantage critiqué qu'il n'a été lu) mais le fond du raisonnement mêle surtout théorie réaliste des relations internationales et idéologie messianique américaine: trop contingent et anhistorique, il s'éloigne quelque peu de la géopolitique pour se cantonner à une vision amalgamante sans aucun degré de finesse des relations internationales. Zbigniew Brzezinski Zbigniew Brzezinski, professeur et diplomate américain, ancien conseillé du Président démocrate Carter, est l'auteur du Grand Echiquier, publié en 1997 comme un bréviaire visant a perpétuer la domination américaine sur le monde. Clair, cohérent, argumenté, Brzezinski est sans conteste un géopoliticien au premier sens du terme. On retrouve dans ses travaux une très forte influence des théories du verrou et du containment du Rimland issues de Spykman. La particularité de ce maitre-livre qu'est le Grand Echiquier est la franchise, voire le cynisme assumé, comme le montrent les extraits suivants: -Sur la domination américaine: "Puisque la puissance sans précédent des Etats-Unis est vouée à décliner au fil des ans, la priorité géostratégique est donc gérer l'émergence de nouvelles puissances mondiales de façon à ce qu'elles se mettent pas en péril la suprématie américaine" -Sur l'Europe: "Une Europe plus vaste permettrait d'accroitre la portée de l'influence américaine (...) l'Europe deviendrait, à terme, un des piliers vitaux d'une grande structure de sécurité et de coopération, placée sous l'égide américaine et s'étendant a toute l'Eurasie. (..) l'Europe de l'Ouest reste dans une large mesure un protectorat américain et ses Etats rappellent ce qu'étaient jadis les vassaux et les tributaires des anciens empires." On le voit à travers l'exemple de Bzrezinski, la "réorganisation du monde" (Shaping the world), organisée sous les auspices américains, vise à conserver une prépondérance indiscutable à Washington, en marginalisant les Européens pour les empêcher de jouer un rôle autonome dans la redistribution des cartes en cours, singulièrement en Asie du Sud et au Moyen-Orient. Les grands objectifs géopolitiques américains sont de contenir la montée en puissance de la Chine et une possible naissance de la puissance russe. De ce nouveau Grand Jeu, l'Europe ne doit pas être actrice, mais spectateur payant. Il n'y a pas vis-à-vis de l'Europe de "containment" comme les Etats-Unis peuvent en envisager géopolitiquement vis-à-vis de la Chine ou de la Russie. Il est plus exact dans la perspective d'une analyse des rapports de force entre la puissance américaine et le potentiel de puissance européen, de parler de neutralisation, d'anesthésie ou de stratégie de dilution. D'une manière paradoxale en effet, l'Europe est le plus faible des concurrents potentiels des USA en raison meme de sa proximité avec Washington. Elle n'est donc pas "contenue", une exploitation de ses divisions profondes étant plus payante et plus rapide que l'acceptation par Washington d'un statut visible de concurrent. Cette stratégie de dilution est cependant éminemment géopolitique. Pour aller plus loin: de Spykman à Bzrezinski, le containment américain Dans son Grand Echiquier, Zbignew Brezinski constate que la puissance globale des Etats-Unis est prédominante dans quatre secteurs: l'économie, le domaine militaire, la technologie, la culture, à un point tel qu'aucune autre puissance ne peut rivaliser avec elle. Pour pérenniser cette domination, Brezinski préconise une mise en œuvre "réactive" du pouvoir militaire (pouvoir de projection), et le contrôle des ressources énergétiques (principalement le pétrole). Dans cette optique, le pétrole est conçu non pas comme une source de richesse, mais bien comme une source de pouvoir: en dernier l'accès aux concurrents-potentiels (ou être en mesure de le faire, ce qui revient au meme) est le but poursuivi. Ces concurrents potentiels, Brzrzinski les désigne comme les "acteurs géostratégiques de premier plan" : ce sont les Etats ou les entités doués d'une capacité et d'une volonté suffisante pour exercer une influence au-delà de leurs frontières et menacer la suprématie des Etats-Unis. Les seuls acteurs possibles sont la Russie, la Chine, nouveau Heartland, sera le plus difficile à endiguer, en raison de sa masse, et de sa volonté spécifique. Pékin est l'Autre, dans la définition actuelle de la stratégie américaine, c'est--dire, au sens schlittiez, l'ennemi "utile" qui justifie les efforts de Washington en Eurasie. La Russie, l'Inde, l'Union Européenne ne sont pour l'instant que des adversaires. Si l'on superpose à présent les théories d'endiguement de Bzrezinski à la matrice organisationnelle des commandements militaires régionaux du Pentagone, ce qui est rarement fait, on observe une répartition par priorités. Dans le plan actuel des commandements régionaux de l'armée américaine, l'Eurasie a été divisée en deux parties principales, l'une constituée de l'Europe et de la Russie ((USEUCOM), et l'autre de la Chine et de l'Inde (USPACOM). A ces deux zones "mixtes" l'Afrique et l'Amérique du sud, qui ne génèrent aucune concurrence de nouveau mondial, mais qui sont aujourd'hui l'objet de stratégies d'influences diverses, et que les Etats-Unis doivent surveiller). Dans le Heartland eurasien, on peut noter que les quatre "concurrents" possibles de l'Amérique ne partagent pas les mêmes caractéristiques: ni l'Union Européenne ni l'Inde n'ont, pour l'instant, l'espace, les ressources naturelles, ni une volonté politique clairement identifiée pour constituer un contrepoids à la puissance américaine. En revanche, les intentions de la Chine sont moins claires; quant à la Russie, elle a été un concurrent direct, et pourrait aspirer à le redevenir. A la césure, justement, des poumons russe et chinois de l'Eurasie se trouve la zone responsabilité du CENTCOM. Ce CENTCOM recouvre une zone (le grand Moyen-Orient) qui apparait comme un nouveau Rimland (voir paragraphes précédents sur MacKinder et Spykman), mais orienté cette fois)ci Nord-Sud : exploité énergétiquement et dominé politiquement, pénétrant comme l'étrave d'un bateau dans la masse eurasiatique, il permet la puissance maritime américaine de contenir, pour le siècle qui vient, l'émergence des pôles russe et chinois. Une condition cependant pour atteindre cet objectif: ce Rimland ne doit en aucun cas s'unir. C'est pour cette raison que les Etats-Unis ont depuis l'origine été hostiles aux tentatives fédératives et indépendantistes des nationalismes arabes et iraniens (partis Baas syriens et irakiens, projet de Mossodegh en Iran). C'est aussi pour cette raison que les régimes et mouvements islamistes (hostiles à l'Inde, à la Russie, à la Chine) ont été un temps favorisés par les Etats-Unis (aide aux afghans dans les années 80), jusqu'à ce que la radicalisation fondamentaliste musulmane et l'aggravation du conflit israélo-palestinien ne grippent cette instrumentalisation en retournant contre Washington la dynamique djihadiste (11 septembre 2001). Un autre auteur américain, Thomas Barnett, professeur l'US Navy, a récemment développé une théorie - contestée - débouchant sur une approche géopolitique de la mondialisation, et résumée ainsi: " la déconnection engendre le danger ". Selon Barnett, le monde actuel peut être divisé en deux zones. D'un coté se trouve le "centre" globalisé et fonctionnant en réseau (Functioning core), regroupant les pays avancés, de l'autre un "gouffre" déconnecté (Non-Integrating Gap) ou sont engloutis les pays en développement, et qui génère la violence, le terrorisme et le ressentiment. Cette dichotomie débouche pour Barnett sur des conclusions "opérationnelles" à destination du Pentagone: empêcher les réseaux terroristes d'accéder au "centre" par le biais des états de la "bordure" du gouffre, en établissant des relations spéciales et des accords militaires avec ces derniers. Mais une théorie aussi "idéologisée" est-elle encore géopolitique? Et en est-elle vraiment pertinente lorsqu'une crise systémique économico-financière met brutalement en lumière la gracilité des Etats-Unis comme centre autoproclamé du monde "connecté" ? De manière beaucoup plus classique - et réaliste -, le sociologue et historien français Francois Thual, né en 1944, pose les fondements d'une nouvelle école géopolitique française attachée à l'observation des stratégies de puissance et d'influence du monde contemporain. Pour cela, la géopolitique doit être remise l'honneur, avec certains garde-fous cependant: "la géopolitique tangente la géographie physique et humaine, l'histoire et l'économie. Il est évident qu'elle ne saurait se résumer à aucune de ces trois branches du savoir. Son originalité est d'accepter une sorte de va-et-vient méthodologique entre sa démarche et les démarches des savoirs voisins (...) En ce sens la géopolitique ne peut être un discours clos sous peine de devenir un mystifiant". Loin de toute dérive idéologisante, le travail de François Thual sur l'ethnogenèse des Etats a fait date. La géopolitique à la confluence des savoirs A l'issue de cette présentation de la méthode géopolitique par ses grands noms, que peut-on retenir? Sans doute la dimension herméneutique, interprétative, de cette méthode et sa complémentarité avec les autres discours: 1. Le monde est un cadre physique, le plus souvent immuable: il décrit par la géographie; 2. Les "vides" et les "pleins" de ce cadre voient fixer, se fragmenter, et s'étendre territorialement des peuples divers: l'histoire et l'ethnologie nous renseignent sur leur identité et sur le processus de constitution des Etats qui les représentent; 3. Les données géographiques et identitaires des Etats débouchent naturellement sur une perception spécifique de leur environnement, sur des intérêts dit "vitaux", intérêts incarnés par une politique nationale; 4. La stratégie nous décrit les modes d'action et les manœuvres qui permettent aux Etats de défendre leurs intérêts et de concrétiser leurs objections, sous les espèces de l'action militaire (en priorité), mais qui peut aussi prendre la forme de manœuvres diplomatiques ou économiques.
La géopolitique, quant à elle s'insère méthodologiquement entre la description des acteurs et la prévision de leurs stratégies. Compte tenu de la géographie, de l'identité, de l'histoire, de l'ethnologie, de l'économie, elle met en équation les facteurs permettant de décrypter les stratagèmes étatiques visés territoriales. Géo-historique dans ses fondements, elle est politique dans ses fins. Dr Mohamed Belhoucine