Je suis à la zaouïa d'El-Hamel. Dans le grand salon de réception, trônent les portraits de l'Emir Abdelkader, du Cheikh Mohamed Belkacem, fondateur des lieux, du Bachagha Mokrani, ainsi que ses armes, et les portraits des autres membres de la famille qui se sont succédé à la tête de la zaouïa. Elle adresse en même temps une lettre circulaire à l'ensemble des Zaouïas rattachées à El Hamel où elle prévient : «Quiconque parmi les Rahmaniya rejoindra le camp de mon cousin ne pourra plus espérer voir s'ouvrir devant lui les portes de Lalla Zineb». Elle ne s'arrête pas là. Au mois d'août 1897, elle décide de porter plainte contre son cousin et contre l'administration militaire. Le 17 septembre, elle se rend à Boussaâda pour rencontrer son avocat ! Un personnage que ce maître Maurice l'Admiral, un Martiniquais, connu pour ses positions anticoloniales et que l'on retrouvera plus tard comme défenseur des insurgés de Margueritte, révolte de la région de Miliana que certains militaires voulaient attribuer à Lalla Zineb. Non contente de faire jouer la justice française contre l'armée, elle fait la leçon aux autorités coloniales, leur rappelant, par l'intermédiaire d'un avocat noir, la promesse de la France de «respecter les populations indigènes» et elle enfonce le clou, en accusant de misogynie ses adversaires ! Le génie de Lalla Zineb est là. Elle a compris qu'après 70 années de guerre à outrance et de famines, plus personne ne pouvait à ce moment affronter militairement la puissance coloniale, mais qu'il était possible d'investir le champ politique et c'est en cela que son action anticipe la naissance du mouvement nationaliste. Le procureur général d'Alger, alerté par le réquisitoire de Lalla Zineb, contacte en octobre 1897, le gouverneur général d'Algérie, Jules Cambon. Ce dernier, nommé en 1891, se démarque de tous ses prédécesseurs. Homme de culture, il sera, plus tard, élu à l'Académie française. Bête noire des colons depuis qu'il a ouvert l'instruction publique aux indigènes, il était aussi le premier à nouer un dialogue avec les chefs des confréries algériennes et à s'intéresser au soufisme. Il convoque alors le commandant de la division d'Alger, le général Collet-Meygret, pour lui signifier que le bureau militaire de Boussaâda devait renoncer à toute intervention dans les affaires de la Zaouïa d'El Hamel. Lalla Zineb triomphe. Elle va sortir d'El Hamel, elle qui a passé sa vie enfermée, va s'enivrer de voyages. Elle va sillonner le pays à bord de sa calèche tirée par trois chevaux et que conduit un cocher avec un «fez rouge et une redingote boutonnée jusqu'au cou». Elle parcourt les Hauts-Plateaux, distribuant partout où elle passe de l'argent aux démunis et offrant des repas qui peuvent réunir jusqu'à mille personnes. Le capitaine Crochard qui la suit partout tente d'alerter Alger : «Cette femme est en train de vider les caisses de la Zaouïa et nous allons bientôt nous retrouver avec tous ces démunis sur le dos». Il ajoute : «Elle a gratifié un médecin français de 2500 francs pour une visite médicale». En 1898, elle fait venir de France un maître bâtisseur pour construire une mosquée mausolée à la mémoire de son père. L'ouvrage colossal, érigé avec une main d'œuvre venue du Maroc et des céramistes de Tunisie, lui coûte une fortune. Mais comme chacun le savait alors, Lalla Zineb ne compte pas. Certaines traditions locales l'accusent d'avoir ruiné la Zaouïa, mais elles sont contredites par les témoignages de l'époque. Léon Lehuraux, auteur de Boussaâda, cité du bonheur, qui la rencontre en 1902, assure qu'elle «dirige la Zaouïa avec une autorité incomparable». Quant à l'armateur, Paul Eudel, il va jusqu'à comparer sa zaouïa à la cour du sultan du Maroc ! Entre-temps, Sidi Mohamed s'est réfugié dans sa maison, il a ouvert une zaouïa parallèle qui, selon les informateurs du bureau militaire, n'attire pas plus de trente personnes. Il entreprend la rédaction d'un ouvrage hagiographique sur la vie du Cheikh et rédige dans la foulée un ouvrage, Rissala latifa (Lettre de courtoisie), publié en 1902 par les éditions Fontana à Alger. Sidi Mohamed y fait un éloge vibrant de la République française : «Je déclare publiquement et du fond du cœur, en me basant sur des faits irrécusables, que le système de l'illustre Etat républicain est basé sur les principes de l'égalité et de l'équité, guidé par une politique éclairée. La République traite pareillement ses sujets, quelles que soient les différences de leur peuple, de leur race, de leur tribu ou de leur confession, les regardant avec tendresse et compassion, les couvrant tous du manteau de sa justice et il n'existe nulle part sur terre, une République aussi éclairée que la France!» Alors que Lalla Zineb se déplace toujours avec son secrétaire et son interprète, car elle ne connaît pas un mot de français, Sidi Mohamed manie cette langue avec aisance. Selon Paul Eudel, «il parle aisément notre langue, avec une prononciation lente et des intonations douces». Au mois de juin 1902, la Zaouïa voit débarquer un personnage étrange, une jeune et belle européenne à cheval, habillée en cavalier arabe et qui se fait appeler Mahmoud Saâdi. C'est Isabelle Eberhardt. Née à Genève en 1877, sans filiation paternelle établie et dans la douleur d'une mère russe de confession protestante, juive d'origine. Isabelle Eberhardt découvre à vingt ans le désert. Durant sa courte vie, cette femme de lettres, souvent vêtue en homme, mène une vie aventureuse en Algérie et au Sahara, épouse un autochtone, se convertit à l'islam. Elle découvre Lella Zineb comme une vision : «Une femme portant le costume de Boussaâda, blanc et très simple, est assise. Son visage bronzé par le soleil, car elle voyage beaucoup dans la région, est ridé. Elle approche de la cinquantaine, dans les prunelles noires des yeux au regard très doux, la flamme de l'intelligence brûle, comme voilée par une grande tristesse. Tout dans sa voix, dans ses manières, et dans l'accueil qu'elle fait aux pèlerins dénote la plus grande simplicité. C'est Lalla Zineb, la fille et l'héritière de Sidi Mohamed Belkacem». Eberhardt se confie à Lalla Zineb. Elle lui parle de ses angoisses, de sa recherche d'absolu, de ses errances, de sa folie des hommes, de ses passions pour les femmes. Lalla Zineb l'écoute sans broncher et finit par lui dire : «Ma fille... j'ai donné toute ma vie pour faire le bien dans le sentier de Dieu... Et les hommes ne reconnaissent pas le bien que je leur fais. Beaucoup me haïssent et m'envient. Et pourtant j'ai renoncé à tout : je ne me suis jamais mariée, je n'ai pas de famille, pas de joie.» Quelque chose semble unir à jamais ces deux femmes, de mondes tellement différents, mais liées dans leur solitude d'être réfractaires, coupables de vouloir disputer aux hommes leur place. Eberhardt quitte El Hamel, «ce coin perdu du vieil islam, si perdu dans la montagne nue et sombre, et si voilé de lourd mystère». Elle écrira plus tard qu'elle ne s'est jamais sentie aussi proche de quelqu'un comme de Lalla Zineb. Le temps passe, Lalla Zineb assoit de jour en jour son autorité et sa réputation gagne tout le pays. Le gouverneur général demande à ce qu'on surveille aussi ses conversations avec Eberhardt et le capitaine Crochard adresse très souvent des rapports à l'état-major où il la dépeint comme une femme dangereuse, manipulée par les Mokrani. De son côté, Sidi Mohamed ne désarme pas. Chaque année il adresse une requête au gouverneur pour lui demander l'intervention de la France et la restitution de son bien. Sept années ont passé depuis que Lalla Zineb a pris la tête de la Zaouïa. Elle est minée par les conflits, fatiguée par les voyages, ses bonnes œuvres et les travaux gigantesques qu'elle a entrepris. Elle est tout le temps secouée par une bronchite qui ne passe pas. Au mois de mai 1904, Sidi Mohamed reçoit une lettre confidentielle du gouvernorat général : «Cher Cheikh, vous qui êtes un marabout devez connaître la patience. Nos médecins viennent de nous avertir que Lalla Zineb est atteinte d'une tuberculose et qu'elle n'en a pas pour longtemps. Patientez.» En effet, Lalla Zineb meurt à El Hamel, le samedi 19 novembre 1904. Le médecin militaire français, le docteur Sylvestre, constate qu'elle est décédée des suites d'une crise cardiaque due à une insuffisance respiratoire. Femme libre et insoumise, elle meurt après avoir triomphé, non seulement de la volonté d'un homme, mais de toute une administration coloniale à qui elle a fait comprendre, dans la lignée d'une Fatma N'Summer, qu'on peut être femme et «indigène» sans renoncer à son droit, sa dignité et sa mission.Caractère social de la zaouïa».