Cela fait vingt semaines que le peuple algérien proteste un peu avec ses pieds, beaucoup avec sa tête, dans une démarche pacifique, pleine d'intelligence politique. Après vingt semaines riches en évènements, de l'annulation pure et simple du cinquième mandat à la démission sine die de l'ex-président de la République, de l'arrestation des parrains du système (le général Toufik, Saïd Bouteflika ainsi que leurs hommes d'affaires respectifs Rabrab et Haddad) à celle des Premiers ministres et de leurs comparses, faiseurs d'argents, c'est une nouvelle Algérie qui exige de naître. Par son ampleur incomparable, le mouvement social en Algérie préfigure ce qui demain sera la norme, de Hong Kong à la Suisse, partout où les peuples ont eu accès à un niveau d'éducation supérieur, massivement universitaire, partout ou ils ont vécu une histoire faites de luttes prégnantes dans les consciences nationales. Comme en Algérie, se feront jour, inéluctablement des revendications irréfrangibles de nature populaire contre les élites prédatrices. En ce sens, le «Hirak» est pleinement ancré dans les exigences du XXIème siècle, celles de la démocratie populaire que les nouvelles technologies contribuent à formater tout en les élargissant comme jamais auparavant. Au vu de la grande aspiration unitaire qui fut démontrée, lors de cette vingtième semaine de protestation, coïncidant avec l'anniversaire de l'Indépendance du pays, le 5 Juillet 1962, au moins une leçon peut être tirée. Le «Hirak» n'est pas un mouvement politique au sens partisan mais une action de nature réformiste, d'une maturité exceptionnelle sachant parfaitement se concentrer sur les objectifs qui lui sont propres. Cela a commencé le 22 février par une revendication minimaliste en apparence (Non, au cinquième mandat !) mais maximaliste dans ses implications. En effet, Bouteflika, dans son obsession morbide de tenir le système au bout de ses doigts, a réalisé une telle concentration de pouvoirs de tous types, que sa non-reconduction déboucherait sans faillir sur l'effondrement de ce qui lui ressemblait tant : des faux-semblants jusque dans les moindres détails de l'organisation du système régalien. Puis vinrent les fameux carrés féministes, vite rabroués, les velléités islamistes rapidement mises de côté, les exigences berbéristes fortement reprouvées tant leurs expressions régionalistes allaient à contre-courant d'un «Hirak» à la démarche nationale. Pendant vingt semaines d'une rage expressive mais pacifique, revendicative mais lucide qui ne s'est jamais démentie, les nouvelles des emprisonnements des élites corrompues rejoignant les cellules du pénitencier d'El Harrach furent perçues comme un simple préalable, certes nécessaire, mais non suffisant à la déconstruction radicale du régime pour mieux bâtir un Etat sur des bases plus équitables. Le «Hirak» restera d'autant plus puissant qu'il saura faire taire les programmes partisans et divergents qui cherchent à se réaliser en son sein (féministes, islamistes, berbéristes etc.) pour retrouver des mots d'ordre unitaires et non clivant. Certes, le mouvement populaire est vigoureux en raison de son caractère massif et national mais il tire également sa force de la faiblesse de l'Etat algérien. Ce dernier, après bientôt soixante années d'indépendance, reposant sur le Pétrole, n'a pas su fonder sa robustesse sur un système fiscal tirant sa légitimité de l'élargissement des activités économiques puisque sa base est piégée par la rente. Il n'a pas su, non plus, construire une Justice indépendante, en raison même de la légitimité historique dont ses élites politiques se sont prévalues, plaçant la représentation politique dans une catégorie relevant plus du libre arbitre du dirigeant nationaliste que de la Loi. L'Etat, c'était lui, disait Bouteflika et nous préférons effectivement que cet Etat de la corruption reste le sien, que l'œuvre du mouvement national. D'un Etat unijambiste…. Les Etats avancés de par le monde reposent essentiellement sur trois pieds : l'armée, les impôts, la Justice. Notre Etat est unijambiste puisqu'il n'a pu, pour des raisons liées aux luttes séculaires de notre peuple qu'organiser une armée moderne mais dépendante dans l'acquisition de ses besoins militaires. Il est en déséquilibre permanent et sautille pour rester debout au gré des cours erratiques du pétrole, laissés aux bons vouloirs des affrontements titanesques entre les Etats-Unis et la Chine. Aussi, face à une structure étatique faible, reposant en premier et dernier ressort sur les forces armées constituées, il serait faux de considérer l'antimilitarisme qui se fait jour dans certains milieux «démocratiques» comme l'expression d'un militantisme conséquent voire courageux là où nous ne voyons que limitations de la réflexion et mimétisme de situations d'outre-mer qui n'ont rien à voir avec la configuration qui est la nôtre tant sur le plan de la construction de l'Etat (qui n'est évidemment pas achevée faute d'une économie intégrée contrairement aux Nations européennes ou nord-américaines et d'une Justice aux traditions indépendantes) que sur celui du mouvement social qui se caractérise essentiellement par son empreinte nationale et son contenu populaire dans ses requêtes réformatrices. Si, en France, le Front de 1936 était populaire dans ses revendications essentiellement à dimension sociale (congés payés, réduction de la durée du travail), le «Hirak» se veut certes populaire mais dans la revendication d'un Etat inscrit dans le XXIème siècle, c'est-à-dire un Etat dont la philosophie fiscale encouragerait l'emploi par l'organisation impérative de l'extension des activités économiques ainsi qu‘équitable par une Justice réellement agissante en dehors de la sphère du politique, par elle-même et pour l'intérêt général, celui du peuple dans son ensemble. C'est ainsi que nous comprenons le sens véritable du slogan «Un Etat civil et non pas militaire» car en fait l'aspect régalien de l'Etat doit pouvoir trouver son expression aussi dans un rapport social s'exprimant à travers les impôts et la Justice et non pas simplement dans un rapport social non satisfaisant à la sécurité et la paix civile qui ne sont pas des objectifs mais des préalables aux déploiements des progrès que notre Nation attend impatiemment. Après une première phase nécessaire d'édification d'une armée moderne que nous avons achevé au vu des possibilités actuelles de la Nation, place maintenant à la construction d'un Etat moderne - séparant les services qu'il rend de la sensibilité des élites politiques qui le dirigent - seul capable de répondre aux aspirations légitimes, d'ordre économique, social et culturel de notre peuple. Cependant, ces réalisations ne pourront pas se faire sans un rôle nouveau pour l'armée, habituée du fait des processus de formation de notre Etat issus d'une guerre de Libération nationale à une position institutionnelle hégémonique dans ses rapports à la société et à l'économie civile. On ne pourra élargir nos activités de toutes natures, en raison des pressions intéressées que font peser les grandes puissances dominant le monde pour que l'Algérie demeure un marché de débouchés de leurs réalisations agricoles, industrielles et culturelles sans une configuration de type militaire de notre organisation socio-économique et sans canaliser la biophysique militaire non plus dans la sphère du politique mais dans celle de l'économique (bâtir une industrie militaire). Ce n'est pas une nouveauté, ni une spécificité à l'Algérie. D'autres Nations comme le Japon, l'Allemagne, la France, la Chine, la Corée du Sud, lorsqu'elles furent en phase d'émergence sur la scène des activités économiques et internationales se dotèrent d'organismes volontaristes, impulsant un développement au long cours d'élargissements d'activités diverses et d'excellence. Citons de mémoire, le Commissariat General au Plan en France, le METI au Japon, le Conseil de la planification économique en Corée du Sud. En Algérie, nous avions un ministère du Plan qui fut fermé, sous couvert de libéralisation du régime d'alors, par ceux qui ont été défaits par le «Hirak» et dont les héritiers politiques se trouvent en prison aujourd'hui, car la planification présuppose un volontarisme économique d'expansion des horizons dont les maîtres absolus du pays ne voulaient pas tant ils étaient affairés, à l'image des pétromonarchies du Golfe, par la défense de leurs intérêts étroits, à savoir l'accaparement des dividendes qui ruisselaient des puits de pétrole. …à un Etat bipède Nous pouvons sans peine comprendre que le chemin sera long pour l'accomplissement d'une économie forte débarrassée de l'emprise du Pétrole et conséquemment d'une régulation sociale avant-gardiste, par les impôts. Par contre le «Hirak» est en mesure d'imposer par le rapport social qu'il construit à l'Etat malheureusement réduit à son Haut Commandement militaire pour des raisons explicitées plus haut, semaine après semaine, une Justice réellement indépendante. La suite des emprisonnements qui se succèdent, touchant les tenants du pouvoir d'hier est importante, car elle ouvre désormais l'hypothèse d'une Justice qui n'est plus un instrument contre les seules classes populaires mais aussi un glaive contre les élites prévaricatrices. Cependant, de tels augures aussi prometteurs qu'ils soient, encouragés de manière inédite par l'Institution militaire ce qui restera sans nul doute à son actif, ne constituent que la moitié du chemin à accomplir. Pour pérenniser cette action salutaire, il est nécessaire de mettre sur pieds une justice véritablement indépendante, s'appuyant sur des magistrats ayant pris conscience de l'importance fondamentale de leur secteur, pour éloigner définitivement de l'instance exécutive et des forces de l'argent, ce qui devrait constituer le cœur des réformes à venir. Tout l'enjeu, des luttes politiques qui viennent, tournera autour de cette thématique, d'une justice indépendante du pouvoir exécutif et reformée de ses dispositions anti-populaires et anti-démocratiques. Nous ne pouvons pas, bien entendu, du jour au lendemain initier un Etat projetant ses activités économiques grâce à une politique fiscale novatrice dans de nouvelles directions, car ces processus sont longs et incertains mais nous sommes en mesure, très rapidement, en raison même de la force du mouvement social, de mettre en branle une Justice indépendante. Cela est tellement de l'ordre de l'évidence que le chef de l'Etat, dans l'allocution qu'il a prononcé à la veille de la fête de l'Indépendance et de la Jeunesse, a pris un soin particulier à mettre en relief les attributs dévolus à la Commission électorale qui aurait à superviser les prochaines élections présidentielles, promettant solennellement sa totale indépendance et son caractère civil sans aucune ingérence d'aucune sorte de l'Institution militaire, une séparation des pouvoirs avant l'heure, lors d'un exercice démocratique futur à l'image de ce que seront les principes et les pratiques constitutionnels que tous appellent de leurs vœux. Cependant, si les intentions proclamées devant la Nation sont louables, on peut se demander pourquoi il faudrait confier à Abderrezak Rahabi, une personnalité politique qui fut proche de la fraction du Renseignement militaire désormais défaite, les fonctions de coordination d'une conférence du dialogue politique, dont il n'a de toute évidence ni l'envergure politique et encore moins l'ascendant moral au vu de ses accointances passées et présentes. Aussi, la prolongation de la protestation restera intacte tant que les garanties politiques, au travers de personnalités nationales crédibles, ne seront pas réellement à l'ordre du jour. C'est à l'aune de cet accomplissement qu'il est impératif de nouer, qu'il faudra mesurer les performances du «Hirak». Pour la première fois depuis notre indépendance, nous hériterions d'un Etat post «Hirak», enfin capable de marcher sur deux pieds, l'armée d'une part et la Justice reformée d'autre part si la Présidence de l'Etat, plus en tant qu'institution républicaine que de par la volonté politique incertaine de celui qui en est à sa tête, trouve enfin la sagesse de créer les conditions politiques de garanties sérieuses aux réformes futures. Au point où nous en sommes, il ne nous semble pas y avoir d'autres solutions pour une sortie rapide de la crise que de confier l'organisation du processus électoral tel que décrit par le chef de l'Etat, qu'une large majorité du pays profond souhaite présidentiel, à des personnalités qui ont un statut moral immaculé et un passé irréprochable. La méfiance extrême d'un peuple qui va de découvertes en stupéfactions des montants faramineux détournés par une élite politique que l'on ne peut réduire désormais à une bande de voleurs unis par l'escroquerie mais plutôt à une classe dirigeante à mentalité néocoloniale devrait inciter à la réflexion avant que la revendication populaire ne fasse place à une colère légitime au fur et à mesure que les conditions économiques du pays se durciront, conséquences de la mise à sac de la Nation par des dirigeants dont la trahison ne fait désormais de doute dans l'esprit de personne. Il sera alors impossible d'organiser un dialogue où la situation sociale dégradée faussera la sérénité que seul le pacifisme du peuple algérien et la retenue républicaine de ses forces de sécurité ont su jusqu'à ce jour préserver, pour sauvegarder l'Etat, fut-il à dimension militaire que des générations combattantes ont eu tant de mal à édifier.