Grand défenseur de la tradition orale africaine, connu pour ses Mémoires devenues des best-sellers, le Malien Amadou Hampâté Bâ est aussi l'auteur d'un roman remarquable. «L'Etrange destin de Wangrin» raconte les contradictions de la société coloniale ouest-africaine à travers les aventures d'un interprète ambitieux et rusé qui défie le pouvoir de l'administration française pour se hisser au sommet de la puissance et de la fortune. Situé au carrefour du document ethnologique et de la fiction moderne, ce récit touche le lecteur contemporain par la tension entre l'exercice du libre arbitre et la problématique de la prédestination qui est au cœur de son intrigue. L'Etrange destin de Wangrin d'Amadou Hampaté Bâ est un livre inclassable où il est question de griot, de dieux tutélaires, de fétiches, mais qui reste éminemment contemporain car la problématique de la liberté qui est au cœur de ce roman dépasse le local pour épouser le global. Le lecteur s'identifie au héros et à sa quête personnelle dans le monde très contraint de la colonisation où l'action a lieu. Situé au carrefour du récit ethnographique et du roman bourgeois, ce livre aborde à travers l'histoire d'une vie exceptionnelle une pluralité de thèmes : tension entre modernité et tradition, rapports de pouvoir dans l'Afrique coloniale, mais aussi la question des enjeux de l'écriture dans une société orale. Publié en 1973 et couronné par le Grand prix littéraire de l'Afrique noire, L'Etrange destin de Wangrin est surtout l'œuvre d'un conteur hors pair. «Le sage de Bandiagara» Celui qu'on avait surnommé «le sage de Bandiagara» avait fait de la sauvegarde des richesses de l'Afrique traditionnelle une urgence mondiale en martelant sa formule, citée un peu partout : «En Afrique, quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui a brûlé». L'intérêt d'Hampaté Bâ pour les traditions orales est lié à ses origines. L'homme était né en 1901 à Bandiagara, dans le pays Dogon au Mali, conquis par la France à la fin du XIXe siècle. Parallèlement aux études primaires et secondaires à l'école française, notamment à ce qu'on appelait l'école des otages, le jeune Amadou avait reçu une solide formation traditionnelle. Devenu adulte, il consacrera une grande partie de sa vie à recueillir les traditions orales et spirituelles de son pays dans le cadre de l'Institut français de l'Afrique noire de Dakar, fondée par Théoodore Monod et qu'Amadou Hampaté Ba a rejoint dans les années 1940. Pionnier de la collecte, il a publié aussi de la poésie, des essais historiques et des contes initiatiques inspirés de la tradition peule. Il était un conteur né, dont témoignent ses livres de Mémoires qui l'ont fait réellement connaître du grand public. L'Etrange destin de Wangrin qui est la biographie romancée d'un interprète colonial, partage avec les Mémoires la vivacité et la modernité de ton, même si l'univers que ces livres mettent en scène relève d'une époque révolue. Les Dieux de la brousse L'action du roman se déroule dans l'Afrique occidentale française sous la colonisation, dans les premières décennies du siècle dernier. Cet univers avec ses règles et ses pratiques strictes est décrit à travers les yeux et les tribulations du personnage principal, Wangrin, qui fut l'interprète de plusieurs commandants de cercle dans la région de l'actuel Burkina Faso. A l'intérieur du cercle administratif, l'interprète était certes l'homme le plus puissant après le commandant, mais n'oublions pas que Wangrin est Africain. Il doit tracer son chemin à travers une société dominée par les Blancs, qui sont les véritables Dieux de la Brousse d'alors. Pour ne pas se laisser écraser par ses supérieurs ou ses concurrents, il ne peut que compter sur son intelligence. Pour réaliser ses ambitions, il doit ruser avec les règles, abusant de la naïveté des commandants et... de ses propres pouvoirs qu'il tient de son statut même de médiateur entre colonisateurs et colonisés. Le roman raconte comment à force d'astuces, de ténacité, de ruses, son protagoniste réussit à se hisser au sommet de la puissance et de la fortune. «Les roueries d'un interprète africain» est le sous-titre programmatique du livre. On est dans l'ambiance d'un conte picaresque où le renard doit ruser avec les lions pour ne pas être marginalisé, mais la ruse ne marche pas toujours. Il arrive que les lions se fâchent... Bref, c'est une histoire d'ascension et de déclin. La chute sera d'autant plus vertigineuse que le protagoniste qui est le produit de la société traditionnelle croit aux pouvoirs maléfiques des forces surnaturelles. Il les a provoquées en transgressant les interdits rituels dans un moment de folie. Le châtiment sera terrible. Il y a dans ce roman du Figaro, du Sgnarelle, mais aussi quelque chose des contes initiatiques africains et de la tragédie grecque. Trois raisons pour lire ou relire L'Etrange destin de Wangrin Primo, il faut lire ou relire ce livre pour entendre résonner à l'oreille l'effervescence et la verve de la narration d'Amadou Hampâté Bâ. L'auteur mêle avec brio l'analyse et la critique sociale, aux ressources de l'oralité africaine traditionnelle, allant des légendes et des mythes aux chants sacrés, en passant par proverbes, devinettes et fables. Deuxième raison, on lira ce livre aussi pour sa description de l'intérieur des ressorts cachés de la société coloniale, son organisation, ses injustices, mais aussi sa fragilité et ses paradoxes. L'ascension de Wangrin est la preuve que malgré la tension qui caractérise les relations entre le colonisateur et le colonisé, ce dernier avait la possibilité de modifier le jeu, à force de courage et d'intelligence exceptionnelle, et de repenser sa place au sein de la hiérarchie coloniale, apparemment immuable. Enfin, c'est un livre savamment construit, tout en jeux de miroirs entre l'oralité et l'écriture, entre la tradition et la modernité, entre le personnage et son narrateur qui est aussi d'une certaine façon son double et son successeur spirituel. Ces jeux rendent la lecture de ce roman particulièrement jouissive et son héros Wangrin, en quête de son destin, notre contemporain.