Un récent communiqué de la porte-parole du ministère français des Affaires étrangères vient confirmer, si besoin était, à quel point la question des médias et de la presse en Algérie constituait un enjeu qui excède les seules limites professionnelles de l'exercice du métier et, paradoxalement, de celles du principe de la souveraineté nationale. On aura vu à quel point les animateurs du fugitif MJA allaient être requis dans la stratégie conduite par Mououd Hamrouche, alors secrétaire général de la présidence et dont l'émission télévisée «Face à la presse», diffusée en direct, sera la vitrine la plus spectaculaire. Le recul permet, aujourd'hui, de mieux prendre en compte les effets politiques réellement significatifs de la mise en œuvre de la Constitution de février 1989 et notamment de ses dispositions ouvrant droit à la création de formations partisanes. Plus d'une soixantaine de partis s'étaient constitués et ce qui avait alors paru comme l'expression d'une démocratie débridée prend sens désormais de mise en visibilité de la fragmentation de la société, comme si la levée du carcan politique imposé depuis l'indépendance remettait en question un consensus souterrainement accrédité. La société médiatique allait accompagner et masquer à la fois cette fragmentation pour autant que les changements significatifs qui devaient l'affecter ont clairement procédé de l'initiative verticale du pouvoir politique et ne sanctionnaient d'aucune manière de demandes portées par les journalistes ou les dirigeants d'entreprise de presse. Il convient ainsi de revenir sur les conditions d'émergence de nouveaux titres de presse – plutôt que d'une nouvelle presse – dont il est nécessaire de rappeler le contexte et les objectifs. Dans une récente publication, le ministre de la Communication a estimé à quelques cinq cent soixante les titres en activité en Algérie dont plus d'une centaine de quotidiens. Ces chiffres témoignent, à tout le moins, moins d'une libération de la parole, de l'expression – de l'information éventuellement – que de la réalité d'une fragmentation sociale qui perdure. Une fragmentation opportunément occultée par la constante fortune d'un petit nombre de titres qu'il convient nécessairement d'interroger. La matrice du secteur public A un moment ou un autre, il faudra bien questionner l'énoncé convenu d'une «presse aux ordres», d'une «presse publique» globalement instrumentalisée, et subsidiairement d'«une pensée unique» qui en constitue les soubassements. Il est un fait politique indiscutable, l'institution, au lendemain de l'indépendance d'un régime autoritaire, répressif, rétif autant aux libertés qu'au passé politique de luttes contre l'ordre colonial, et qui a fait de l'imposture – la reprise du sigle du FLN – son enseigne. La paresse intellectuelle ou le conformisme intéressé ont contribué à accréditer la notion d'unicité comme code à l'encontre même des données professionnelles, générationnelles, territoriales, linguistiques et y compris politiques. Tous ceux qui fabriquaient les journaux de cette période – journalistes, metteurs en page, administratifs, imprimeurs – ne pensaient de la même manière et à l'ombre d'un parti unique – dont la sociologie n'a jamais été faite – tous n'avaient pas les mêmes intérêts. Sous réserve d'inventaire et d'études plus documentées la réduction de la presse publique à un canal de transmission d'une pensée unique doit être remise en cause et ouvrir droit à une approche plus rigoureuse des conditions d'exercice du métier d'informer, prenant en compte les compétences professionnelles, les itinéraires personnels, la culture de groupe et les codes d'intégration et de passage. Pour qui a exercé dans les titres de l'époque, à El Moudjahid principalement, la notion d'information était de mise comme peut en attester encore, la collection du journal et la ligne politique – généralement dévolue à la direction du quotidien – n'affectait pas la qualité du travail des journalistes spécialisés dans différents domaines, culture, internationale, sports et à l'intérieur même des rubriques les avis pouvaient diverger. L'intérêt de ces rappels est de mettre à nu la mystification sur laquelle a pu reposer ce qui avait été, abusivement, présenté comme une «aventure intellectuelle». Presse privée, presse parapublique Ce soutien avait été multiforme, entre octroi de mensualités proportionnellement aux années d'activité, prise en charge des études technico-économiques par le ministère des Affaires sociales, encadrement de l'entreprise par le CPA, érection de maisons de la presse ou domicilier les nouveaux titres, soutien au prix du papier. L'importance indiscutable de cet encadrement commande d'évaluer ce qui pourrait alors relever de l'initiative privée comme l'entendent les règles de l'économie et la conclusion – totalement et durablement mise sous le boisseau – est qu'il s'agit d'une presse parapublique et cette identification doit éclairer son fonctionnement et notamment ses rapports au régime politique. Il est vrai que l'innovation tenait en la disparition d'une tutelle politique directe et il est notable que l'effervescence qui avait alors entouré l'apparition de ces nouveaux titres avait largement brouillé toute approche critique de l'événement. Trente années plus tard, il n'existe aucune étude académique, ni aucune mise en perspective politique de titres dits privés et notamment aucun examen documenté de leurs rapports au régime politique. Ce serait faire peu cas de la conception de la libéralisation engagée par le régime du président Bendjedid que de ne pas croiser la formation quasi concomitante de partis politiques et de nouveaux titres de presse. En l'espèce, ce qui fait sens c'est le changement de logiciel de contrôle, pas l'abandon de toute idée de contrôle. C'est sur cette mutation que devrait porter la recherche. Le contrôle de la presse dans un contexte inédit, complexe, lourde de dangers, relevait de l'obligation politique en même temps qu'il était nécessaire d'accréditer un nouveau climat de libre expression. Une analyse sociale de nouveaux entrepreneurs de presse, du personnel journalistique – qui reste à faire –, des modalités de leurs rapports au champ politique, de l'évolution économique de ces entreprises devrait être révélatrice. Concernant notamment la création de nouveaux quotidiens, support particulièrement sensible, il serait intéressant de regarder de plus près, les profils de ceux qui, par exemple, avaient fait le choix de quitter El Moudjahid, de questionner leur statut au sein du journal, de noter leur capital expérience. Il n'est pas exagérer de tenir qu'il existe une «génération Hamrouche» au principe de la création de nouveaux titres de presse qui substituera le clientélisme, la connivence, la protection aux anciens modes de contrôle par les pouvoirs publics. Si ces titres ont été indépendants, ils l'auront été de leur propre volonté. Informer, disent-ils Personne ne s'est arrêté sur l'un des aspects les plus troublants de cette séquence, la quasi absence d'une presse partisane et l'échec de rares tentatives de création d'organes partisans. Sans doute faut-il mettre cela sur le compte de l'émiettement du champ politique et il est notable que même le journal de la seule formation montée en puissance, El Forkane, de l'ex-Front islamique du salut, ne soit pas arrivé à s'imposer comme référent du débat politique. L'histoire devra sans doute rendre compte de la souterraine fabrication de quotidiens de référence – le plus souvent francophones – , supports agréés d'une vie politique encore informée par la puissance publique. Plus que l'examen de passerelles convenues entre médias et acteurs politiques, il s'agira de décrire et d'analyser par quels effets de glissement la presse quotidienne, normalement vouée à l'information, s'était retrouvée assignée progressivement comme presse d'opinion pour devenir, de fait, porte-parole de formations politiques dont l'existence s'est, à la longue, réduite à ces seules prestations médiatiques. Cette confusion de rôles établie sans doute aucun n'aura pourtant soulevé aucune observation ni interpellation et encore un rappel aux obligations éthiques de la presse. De la démocratie syndicale A ce jour, les échecs répétés des quelques tentatives d'organisation syndicale dans le secteur n'ont pas, non plus, fait l'objet de réflexions. Que ce soit au niveau des chefs d'entreprise ou des journalistes, tout s'est régulièrement passé comme si une sourde résistance interdisait la mise en place d'instruments de régulation. Sur ce même registre, l'un des tabous de la presse écrite demeure sans conteste la question des droits sociaux des salariés, leur représentation syndicale, la prise en compte de la clause de conscience pour les journalistes. Cet état des lieux aura largement contribué à l'apparition des patrons de presse comme acteurs des négociations avec les pouvoirs publics autour de ce qui constitue le fil rouge de la presse parapublique, l'accès à la manne publicitaire. La question ne se pose pas – alors même qu'elle le devrait – de comparer les revenus des patrons de presse à ceux de leurs salariés qui projetterait une lumière inédite et crue sur la portée effective de l'institution de la presse parapublique. L'idée même d'indexer le marché publicitaire à l'aune de la diffusion n'a de fait été agréée ni par les titres ni par le pouvoir – la question de l'établissement d'un office de justification de la diffusion n'a jamais occupé les esprits de la corporation –, ouvrant droit aux mécanismes de clientélisme, de protection et, en fin de compte, de contrôle de l'information. La manne publicitaire constitue, à bien y voir, l'enjeu politique le plus sensible pour les entrepreneurs de presse en ce qu'elle engage de véritables arbitrages au sein des pouvoirs constitués, arbitrages souterrains et occultes dans un marché que ne se limite pas à la seule publicité publique. Les grands annonceurs privés, le plus souvent en connivence avec les différents cercles de pouvoir savent ne pas devoir aller à l'encontre de leurs choix politiques. Cette forme de répartition de la rente constitue aussi l'un des tabous de l'histoire de la presse parapublique et demeure couverte par la convocation – surréaliste à bien y voir – des grands principes de liberté de la presse. Une fin de cycle Il est notable que le système de rapports entre titres de la presse écrite – quotidiens principalement – et pouvoir politique demeure soumis à la fois aux aléas économiques – les fluctuations des revenus en devises – et les jeux complexes à l'intérieur même du régime. La crise politico-institutionnelle, amplifiée par les querelles de la succession à un chef de l'Etat notoirement dans l'incapacité d'assumer les charges de sa fonction, ont accéléré à l'ombre de l'avènement des marches en 2019, la reconfiguration du paysage médiatique. Au-delà de l'observation d'un consensus médiatique autour du hirak, est-ce le passage d'une presse d'opinion à une presse militante qui doit être relevé. Quelques quotidiens – francophones, principalement – sont ainsi apparus comme l'instance d'encadrement du mouvement, amplifiant et anticipant ses expressions, le légitimant à renfort d'expertises. Ce qui doit faire sens dans cette évolution c'est moins la pertinence ou pas de cet engagement que le fait qu'il signe une fin de cycle, celui inauguré par la circulaire Hamrouche d'avril 1990. L'édition numérique des titres introduit aussi une variable décisive qui en élargit potentiellement l'audience alors même qu'à l'encontre des premières expériences de presse numérique, ces titres demeurent encore largement dépendants du marché publicitaire. Le réformisme libéral des années 1990 n'aura pas donné, en fin de compte, de réponses à la lancinante question de la liberté de la presse, de sa professionnalisation, condition décisive d'un libre exercice. Entendu sur le long cours historique, l'avènement des réseaux sociaux, largement dans les sillages des titres établis, conforte l'observation de la fragmentation sociale et disqualifie, la construction d'un consensus autour d'un vivre ensemble national. Aujourd'hui l'enjeu ne se réduit pas à un toilettage marqué au coin du principe universel de droits de l'Homme et ses corollaires en termes de liberté d'expression et de presse mais de (re)penser une histoire politique nationale contrainte par les violences coloniales et celles de la guerre d'indépendance. C'est à ce prix qu'informer et s'informer reprendront du sens. (Suite et fin)