Peut-on dire que ce que j'écris dans ce texte est une véritable pièce de théâtre, classique, selon les normes requises dans ce genre de littérature ? Le lecteur sera seul juge. En tout cas, si elle n'en est pas une, j'aurai le mérite d'avoir essayé. Mon intention est de présenter quelque chose qui se tient, sur le plan du contenu, c'est-à-dire du message que je veux transmettre. Mon autre intention est de présenter quelque chose qui arrive à ce même lecteur dans un style accessible, facile à parcourir, afin qu'il ne puisse s'embarrasser de trop d'élocutions pour lesquelles il lui faudrait trimballer une encyclopédie de langue et de grammaire, pour en comprendre le sens et la dimension de cette tragédie qui se joue, hélas, sous nos yeux. Ce serait, de ma part, une marque d'égoïsme et une manifestation de pédanterie, que je ne devrais jamais afficher, eu égard à ce que je souhaite léguer à la jeunesse, surtout. L'artiste reprend ses droits sur la tribune. Il bouscule le «maquignon» qui est venu avec une arrogance telle qu'il lui fallait le remettre à sa place en lui tenant des propos qu'il n'avait jamais entendus. Du coup, il laisse de côté son texte et se lance dans un discours où il dénonce les faiblesses du système, voire même sa complicité sur plusieurs tableaux pour créer des situations sociales explosives qui engendrent cette difficile descente aux enfers que nous vivons et dont nous n'avons pas encore réussi à nous en dépêtrer. Dans la même foulée il évoque l'histoire d'un autre «bouseux» qu'il a connu, il y a si longtemps, et qui demeure, selon lui, l'exemple même de la corruption, du détournement, de la duplicité, de la haine et de la vengeance... contre le sort. Plus sale que cet énergumène, à en croire son pamphlet, il n'existe pas sur terre. – Celui qui vient de prendre la parole, indécemment et cyniquement, pour nous marteler ses convictions à l'égard des gens et du système, vient de réveiller en moi des souvenirs que j'aurai souhaités ne jamais évoquer... Mais, parlons-en de ces nouveaux riches, puisque l'occasion nous est donnée, parlons-en plutôt de ces anciens pauvres... Parlons des dégâts qu'ils ont fait au sein de la société. C'est vrai qu'ils ne sont pas les seuls à avoir profité de la situation, mais leurs atteintes et leurs préjudices, particulièrement, ont bouleversé l'échelle des valeurs et ont donné de très mauvais réflexes à notre jeunesse démunie et quelque part avide de plaisirs éphémères. Ils sont devenus, en quelque sorte, le modèle d'une société qui est toujours en quête de personnalité mais qui n'a trouvé, hélas, que le schéma perfide, hypocrite et fourbe de ces messieurs, aux talents de trompeurs. Et les jeunes ? Hé bien, ces «laissés pour compte» se disent clairement pourquoi étudier, pourquoi souffrir en allant chercher un boulot qui ne sera que maigrement rémunéré. Il suffit de faire comme ces fourbes, c'est-à-dire de trouver l'astuce pour arriver au summum de l'opulence. Ces mecs, se disent-ils, ont-ils été au moins à l'école et ont-ils souffert pour garantir leurs diplômes ? Ont-il connu cette interminable attente pour un emploi... une attente soldée généralement par un refus, faute de débouchés ou à cause du dépit que certains affichent à l'endroit des enfants du peuple ? Pourtant ces mecs sont riches... Ils possèdent des écuries de voitures, des résidences «qui font parler le muet» – un exemple bien de chez nous –, avec de splendides piscines, construites pour le décor uniquement, parce que ni eux, ni leurs «Khedoudjate», – également une expression locale pour désigner l'épouse – ne savent nager et ne veulent apparaître dans leur «appareil» de baigneur. Ils sont détenteurs de solides comptes en banques – banques au pluriel pour plus de sécurité – et fonctionnent avec un cerveau, plutôt un cervelet, où il y a très peu de place pour la culture, mais assez pour la ruse et la tromperie. Tenez, je vous raconte l'histoire d'un gars que j'ai connu il y a quelques années. Donnez-moi toute votre attention, parce que l'histoire est captivante en même temps qu'elle démontre la fuite du pouvoir devant les sales pratiques et la décrépitude dans laquelle nous avons toujours baigné. D'abord, laissez-moi le plaisir de vous le présenter. Analphabète, grossier, affreux, hideux, exécrable, ignoble, mais cependant très malin. Il sait où couche le lièvre, comme on dit communément dans le langage des débrouillards. Orphelin de père, il a grandi dans un marché de gros où il s'affairait comme débardeur. Le soir, il rentrait chez lui, avec quelques sous, quand il pouvait les avoir ou les chaparder, et un peu de légumes que sa mère faisait cuire pour apaiser leur faim. L'éducation dans le vrai sens du terme ? Il n'en avait pas, sauf celle que lui prodiguait les «putes de quat' sous» qu'il visitait souvent lorsqu'il leur faisait les commissions... Des années sont passées ainsi, traînant toutes leurs charges d'émotions, d'humiliation, d'outrages et de rancœur... des années pendant lesquelles il accumulait les complexes et échafaudait des plans qui allaient façonner sa haine et augmenter son ressentiment à l'égard des hommes et de son destin. Ainsi, des années après, alors qu'aveuglé par l'amertume et la vengeance, notre futur «grand quelqu'un» commençait à se soulever contre la médiocrité dans laquelle il pataugeait. De là, il change sa vie, son comportement, son look. Il devient riche... très riche ! Du fond de la salle, quelqu'un lui lance, d'une voix reproduisant le mépris en même temps que la dérision : – Comment est-il devenu riche ? Par la grâce de notre système ou à la faveur du système-D, le sien, et celui de tous les fourbes, les malotrus, les larrons, les détrousseurs et les gangsters ? Une interrogation pareille nous fait sentir que cet intervenant est plus qu'excédé par le comportement de cette nouvelle classe de riches, en fait par cette nouvelle lignée de brigands. Il n'a aucun respect pour ce genre de personne avide de sous et... d'autorité. Oui, d'autorité, parce que ces gens-là ont le complexe de «l'oppressé». Et, pour compenser ce déficit, ils font tout pour être forts afin d'oublier, pour toujours, les conditions difficiles qu'ils ont vécues. C'est pour cela qu'ils veulent arriver à la hauteur des autres, mieux encore, ils veulent se créer un environnement propice qui leur permet de transcender, d'être plus puissants, d'être au fait de tout, en un mot d'être là où ils peuvent dominer et pourquoi pas... commander. Là, l'artiste ne s'embarrasse d'aucun complexe. Il ne prend pas de gants. Il va directement là où il faut et dit le mot juste. Il n'a plus besoin de cacher d'où provient le mal. Il n'a plus besoin de défendre l'indéfendable. Il crache sa désapprobation en allant au fond des choses. – «Demandez-le au système», lui répondit-il. Oui, il faut le demander à notre système qui a laissé grandir des monstres dans le cercle des affairistes. A ce système, que dis-je, aux hommes qui le composent et qui n'ont jamais rien suivi... en tout cas, qui n'ont jamais contrôlé la mauvaise graine, jusqu'au moment où, ébahis, il sont confrontés à des situations graves. Oui, il faut le demander aux hommes, parce que le système est contrôlé par eux. S'ils sont bons, le système est à leur image, il ne peut être que bon, s'ils sont comme nous les voyons aujourd'hui, il n'y a pas lieu d'espérer une meilleure place pour notre système. Revenons à notre plouc, devenu si riche et tant dédaigneux. Il est devenu riche, effectivement, très riche, par des moyens que réprouve la morale. Vous l'avez compris. Il est devenu riche par le vol, l'expropriation et la corruption. Mais il vit toujours ce complexe d'enfant qui a vécu pauvrement, qui ne mangeait pas à sa faim, qui ne pouvait avoir ce qu'avaient les autres. Est-ce une victime marquée par le destin ? Assurément, il vit une revanche sur le sort. Du même coup, il n'aime plus les pauvres et, il affirme, que depuis qu'il est devenu riche, ces derniers le dégoûtent. Il n'aime plus voir les haillons, les guenilles, les campagnards, les paysans, enfin tout ce qui lui rappelle son enfance, sa chaumière, sa galette et son «fliou», la menthe sauvage, qu'il vendait au marché du détail. Oui, il vit cette revanche qui lui fait voir tous les gens comme des ennemis, y compris ses proches. La revanche des gueux, en quelque sorte. Il n'a confiance en personne. Il ne respecte personne. Il trouve du plaisir en faisant souffrir les autres. Il n'a aucune considération pour les gens honnêtes. Il les voit comme des imbéciles, des idiots et des malades. La preuve, ce qui est une qualité – mais surtout une exigence – dans tous les autres pays civilisés, devient chez nous, par la volonté de ceux comme notre «ami» qui n'ont jamais été à l'école de la connaissance et du savoir être, une tare et, tous ceux qui la portent, comme nous, doivent, selon lui, se sentir diminués. Imaginez-vous, ce riche péquenot, achetant des langoustes pour se faire plaisir, en les regardant seulement, parce qu'il ne sait pas comment les déguster, pardon... les bouffer, dans son style de goinfre. Du reste, il n'a jamais connu le goût de ces savoureux crustacés. Il achète également plusieurs kilos de fraises à sa mère, quand la mercuriale de ce fruit succulent affiche un prix astronomique. Il veut la voir goûter quelques unes et mettre le reste, malheureusement, dans la poubelle, comme pour narguer ce destin de n'avoir pas été clément envers elle pendant les moments difficiles. Il transpose son fantasme sur sa mère. Pendant le ramadhan, il va dans des pâtisseries et prend cent pièces de chaque gâteau, oriental bien sûr, sans connaître le nom de ces derniers. On dirait qu'il jouit en se montrant ostensiblement impudent et insolent devant les étals où les prix rebutent les amateurs, pourtant nombreux, de ces produits délicieux. Un autre spectateur se lève, lui aussi scandalisé par ce qu'il vient d'entendre. Apparemment, il n'est pas comme ces bedonnants qui remplissent la salle, ces gens gavés qui sont venus pour défier tout le monde, alors qu'ils ne comprennent rien au théâtre, à la musique – je veux dire la vraie musique, non pas ce qu'ils ont créée dans les bas-fonds de l'insolence et de la déchéance –, et encore moins aux concerts qui s'organisent ça et là pour des gens d'une certaine culture. Mais ils sont venus quand même parce qu'ils veulent être dans le vent qui affecte les nouveaux riches et les prétendus instruits, ceux qui achètent des encyclopédies pour les mettre aux côtés de fleurs en plastic qui «embellissent» des salons, agencés au goût des bédouins du Golfe. Cet autre spectateur parait plus sympathique que ces va-nu-pieds aux mœurs bizarres. Il paraît descendre d'une famille de trimeurs, de laborieux dont la paresse n'est pas une profession chez eux. Il demande à haute voix, comme pour s'entendre expliquer de la part de l'artiste que lorsqu'on a autant de saleté on ne la relègue pas dans l'arrière salle. Il faut qu'elle face désordre en vitrine. – Les biens qu'il a... dites-nous de quelle manière il les a acquis, si vous avez des informations. Il faut tout dire dans ce théâtre, pardon dans ce rêve qui nous permet de nous exclamer hautement et de nous sentir libres au moins une fois dans notre misérable vie ! Le vieil homme sage se détache de son groupe de jeunes et intervient avant même que l'artiste réponde au demandeur acharné. -«Les gens de cette espèce n'aiment pas trimer loyalement. Même que c'est la base de leur condition. Ils se repaissent du travail des autres. C'est une sorte de parasite qui gagne en moins de temps qu'il faut pour le calculer ce que vous, citoyens normaux et honnêtes, vous vous échinez à économiser en faisant votre travail qui vous permet d'obtenir votre quote-part citoyenne en richesses naturelles. Ces gens-là n'acquiert pas leurs «biens» – c'est un bien joli terme chez les civilisés – ils les arrachent de la bouche de ceux qui besognent, dans la douleur, et chez qui la dignité est une profession par le travail et le sacrifice. Ces gens-là subtilisent, détournent, soustraient et raflent tout ce qui leur plait, et qui ne leur appartient pas. C'est une race d'hommes dont les mains ne servent à rien, sinon à te voler tes biens, âprement et dignement gagnés». – «Oui, dignement gagnés», répond le groupe de jeunes avec un air de nostalgie qui nous rappelle ces années où le monde fonctionnait autrement, loyalement, sincèrement... Et à l'artiste de reprendre de si belle, donnant à son discours toute son intonation pour expliquer davantage le mal qui nous ronge et la faiblesse d'un système qui contemple, consterné, une société pervertie par tant de dysfonctionnements et d'injustice. Je suis de votre avis, sage personnage, je suis de votre avis chers spectateurs. Ce monde de bouseux, de «maquignons», au sens péjoratif, bien sûr... c'est sale et ça pue. C'est une nuisance sonore, visuelle, et ce n'est pas bon pour la santé ! Tenez, notre ami, l'ex-vendeur de «fliou» – jusque-là il n'y a pas de sot métier – s'est vu très vite propulsé au rang de dignitaire qui n'a pas besoin de bosser trop, le sous-sol travaille pour nous et pour ces ex-pouilleux qui ont les yeux rivés sur les fluctuations du prix du brent au marché... «d'El Ouaqouaq» (une île mythologique que j'invente dans ce texte et où se réalisent des affaires singulièrement étonnantes). L'argent, il en a à profusion. Ne vous ai-je pas dit qu'il achète de la langouste sans savoir comment la déguster ? Qu'il achète également d'autres produits, uniquement pour assouvir une vengeance qu'il caresse depuis longtemps, du fait qu'il était privé de ces produits, étant jeune ? Oui, mais comment a-t-il eu son argent, du jour au lendemain, allez-vous me demander ? Il n'y a pas de secret. Il n'y a pas plus facile pour un malhonnête d'avoir autant de sous, aussi facilement. Une descente dans les profondeurs de l'aventure et le tour est joué. La recette : le toupet, l'impertinence et la bravoure dans l'indignité. Une recette fort appréciée par la société des «affairistes» et des voleurs ! Je vous résume son histoire. Elle est très facile, mais lourde de conséquence pour ceux qui traînent «sereinement» leur honnêteté et gèrent «imperturbablement» leurs principes. Il y a bien longtemps, du temps de l'autogestion agricole, lorsque les cultures prospéraient, l'autoconsommation se propageait et le contrôle «battait en retraite», notre ami a su jouer sa carte au gré d'une simple rencontre... fortuite, inattendue. Il rencontre, par hasard, un président d'un domaine autogéré agricole. Ce dernier était en panne quelque part, dans un grand verger du sahel. Il lui propose son aide, un geste tout à fait naturel chez nous, même chez nos «pèquenots». Il faut leur reconnaître cette compréhension quand il s'agit de faire le geste pour dépanner une famille en bord de route. – Que fais-tu dans la vie, lui demanda le monsieur qui attendait de l'aide ? – Rien, je ne fais rien de sérieux ! – Mais que sais-tu faire, entre autre ? – Je connais la terre, les produits de la terre, enfin tout ce qui touche à l'agriculture... – Eh bien, tu viendras demain matin, là dans ce domaine où je suis le président du comité de gestion et l'on s'expliquera... Le lendemain matin, à l'heure convenue, ils se rencontrent. Le président lui fait une «alléchante» proposition qui lui permet de «ramasser» beaucoup d'argent, facilement, sans trop d'effort, seulement en faisant fi des principes de probité. Il lui a préparé une camionnette (une 404 bâchée, comme on les appelait dans le temps) remplie de primeurs. Des concombres, du piment doux et de la belle tomate de la région, en lui demandant d'aller les écouler au marché du gros. L'opération s'est faite en «cinq sec», comme disent les affairistes. La marchandise coûtait son prix parce que les primeurs, en ce temps-là, étaient inabordables. Revenu chez son monsieur – comprenez son «bienfaiteur» –, les poches bien pleines et le sourire aux lèvres, après quelques petites heures de transactions frauduleuses, il se vit concéder la moitié du butin. L'autre moitié partait, bien entendu, dans les poches de celui qui a eu l'audace de considérer le domaine des biens de l'Etat, comme sa propriété privée. Les yeux étincelants de bonheur, à la vue de cette impressionnante somme d'argent – il n'en a jamais vu autant –, il déguerpit aussi vite de cette place parce que ne croyant pas encore en la «sollicitude» d'un monsieur qu'il venait à peine de connaître. – Tu reviendras demain, lui dit-il, effrontément. Et comment, ne reviendrait-il pas ! En effet, le lendemain notre plouc, fort intelligent, se pointa, à l'heure de la cueillette, devant le «président du comité», on les appelait ainsi. Et, en attendant que la camionnette soit chargée du fameux produit qui lui donnerait encore d'autres «satisfactions inespérées», il s'imaginait les grandes choses qu'il allait réaliser, toutes ces belles choses qu'il admirait de loin et auxquelles il ne pouvait accéder. L'«opération vente illicite» s'est répétée, plusieurs fois, pendant plusieurs jours... pendant toute la saison d'été et, en bout de piste, il y avait beaucoup d'argent... Notre plouc acheta une voiture, pareille à celles qu'adorent «el beguarine», une voiture avec un tableau de bord à «trois réfeils», comprenez à trois réveils (il s'agit des trois cadrans sur le tableau de bord). Il offre également une autre à son protecteur, le plus simplement du monde, comme s'il lui offre un costume. Et pourquoi ne lui offre-t-il pas une voiture, puisqu'il lui a permis d'amasser une fortune colossale sur le dos de l'Etat, des pauvres travailleurs de l'autogestion et de cette option socialiste qui sera, plus tard, raillée par ceux-là mêmes qui l'ont fourvoyée. Ainsi donc, le détournement et la corruption ont fait de cet énergumène un nouveau riche qui vient s'ajouter aux autres, ces «anciens pauvres» qui nous empestent l'existence. Mais celui qui a eu faim dans sa vie n'est jamais rassasié, il en demande davantage, parce qu'en fait il garde toujours cette phobie d'avoir toujours faim... C'est pour cela que l'argent accumulé lors de ces premières «entreprises» dans le marché du gros, ne lui suffit plus... Il a pris goût à ces billets qui sentent l'odeur de l'opulence et du bonheur. Il ne s'arrête pas là. Et c'est alors qu'il se trouve d'autres procédés pour soutirer encore de l'argent aux pauvres citoyens. Il se crée une autre occupation «mercantile» pendant ses tournées dans les marchés du vendredi. Je vais vous en dire un mot. «Eh bien, comme ce mendiant, quand l'argent entre et qu'on le répartit en petites gousses d'ail pour épicer le festin, et que votre salaire est serré dans votre sachet plastique, il vient vous faire la manche. Il y va dans le rentre-dedans, carrément. C'est dire que la mendicité de cette nature s'est élargie, démocratisée, amplifiée, diversifié». Cela se passe dans les marchés du vendredi, là où les camelots des temps modernes viennent exposer leurs véhicules pour les revendre plus chers que leur prix initial, à cause de la pénurie et du système qui ne permettait aucune représentation de marques étrangères dans notre pays. Cet animal, appelé «slougui» par les intimes, se faisait un argent fou, sans vendre ni acheter. Son secret ? Il n'y a pas de quoi le prendre en exemple. De la pure arnaque et de l'extorsion de fonds, confortées par de l'esbroufe. Comment cela ? Tout simplement, il va au devant du vendeur, s'enquiert de la valeur du produit, va voir les acheteurs potentiels, leur propose le même produit avec une autre valeur et retourne chez le vendeur pour lui résilier tous les contrats de vente qu'il aurait pris auparavant. Je ne vais pas raconter toute la manœuvre, au risque de donner des idées à ceux qui ne connaissent pas le procédé. Je me contenterai de dire qu'avec rien, il devient le maître à bord de toutes les opérations qui s'effectuent dans ce marché, sous l'œil impuissant de cette faune de spéculateurs parasitaires. Restons toujours avec notre plouc. Des terres ? Il en a. Il en a même beaucoup, mais de quelles manières les a-t-il acquises ? Je vais vous le dire et surtout ne vous étonnez pas d'apprendre qu'il y a énormément de gens derrière, plus intelligents et plus malins, qui lui font les yeux doux pour arriver à leur fin. Il a eu ces terres, après des opérations de saisies, à l'image de ces expropriations du temps de la colonisation. Comment cela ? Il rentre en justice avec de pauvres paysans qui n'ont pu s'acquitter de leurs dettes à son profit, et là, avec la complicité de juges indélicats, il leur confisque leurs terres pour en jouir en toute impunité, en bon usurier du diable. En somme le travail du véritable juif ! Il en a fait de même pour déposséder certains redevables de leur logement parce qu'ils ne pouvaient lui rembourser les dettes en temps voulu, comme promis. Des histoires pareilles, concernant ce bougre d'âne, devenu milliardaire, il y en a à profusion. Les raconter toutes, c'est vous montrer à quel point notre pays souffre et à quel point notre système est «mal foutu» parce qu'il permet à de sales individus d'offusquer des gens bien nés, en des comportements qu'ils ne peuvent supporter. Les autres, la masse que nous sommes, nous les suivistes et les silencieux, selon la pédagogie du pouvoir, nous sommes bien comme ça. Les autres, ces pauvres travailleurs, eh bien ils sont bien dans leur silence, ils sont comme ces mendiants – nous revenons à eux – «à farfouiller dans les poubelles à la recherche de la miche du nouveau riche, les joues de leurs enfants tavelées de furoncles, les cheveux pleins de poux, la toux comprimée dans la poitrine à recevoir les quolibets et les moqueries des décorateurs de vitrines... ils vous le diront, tout ça, d'un trait, sans autre ponctuation que la virgule asthmatique du souffle épuisé...» Le groupe de jeunes ajoute, après cette distinguée adresse de l'artiste : – C'est triste ! Notre présent est trissste ! De quoi sera fait notre avenir à l'ombre de ces vermines ! Et l'artiste de continuer, aussitôt, la caricature de cet insolent et grossier malotru. Il jure ne pas se taire. Il veut tout dire concernant ce sale individu que la morale et le bon sens n'ont jamais approché. En fait, il fait le procès de ce milieu machiavélique qui, dans son insatiabilité, est en train de nuire à la société en rongeant les espoirs des jeunes et en les poussant vers plus d'immoralité pour soi-disant réussir. – Et comment ne pas dénoncer des énergumènes pareils qui pourrissent et polluent notre environnement. Ces microbes dangereux ne peuvent perdurer dans la société. Il faut les éradiquer si l'on veut vivre notre vie, à l'ombre de la justice et de l'égalité. Je vous ai raconté quelques histoires, concernant ce butor, ce rustre, ce goujat, que toutes les expressions dépréciatives, par lesquelles on ose le peindre, ne suffisent pas pour restituer son véritable comportement. Je vais vous en raconter d'autres, non pas pour vous saouler et vous importuner par des «biographies» sales et harassantes mais, tout simplement, pour vous dire la capitulation d'un monde qui a perdu ses marques lorsqu'il a été entraîné, malgré lui, dans l'engrenage du silence approbateur pour accepter n'importe quoi... même l'affairisme tricheur d'une certaine faune qui sème le désordre et bouleverse la société. Ainsi, nos villes, les grands centres – je veux dire –, sont devenues, comme le disait si bien un chroniqueur, des villes d'enfer pour certains, mais qui demeurent un éden de l'affairisme pour d'autres. C'est-à-dire de vieux gisements de la rente encore exploitable pour ceux qui gravitent autour de la bienveillance des pouvoirs publics... Qu'est-ce à dire ? Sinon que, dans ce registre, ces villes sont encore une destination attrayante pour les réseaux d'intérêt solidement accrochés aux prébendes du «politique» et dont l'impunité est assurée par une sorte d'omerta de la peur des représailles... A la décharge de ces villes, les poussiéreuses capitales des autres régions ne valent guère mieux. Elles aussi subissent en silence les assauts de la misère d'une part et de la prédation d'autre part. (A suivre) Par Kamel Bouchama (auteur)