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La recherche d'une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XXV)
Lettre à René
Publié dans La Nouvelle République le 12 - 11 - 2021

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu'entraîna l'acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu'île de Sidi Fredj, amenant ainsi l'Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance... L'avenir, dit l'auteur de «Lettre à René» en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n'a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.
Maintenant, allons-y voir chez les nôtres..., voyons ce qu'ils ont ressenti, plutôt ce qu'ils ont souffert de ce traitement inhumain. Commençons par une de nos militantes : Louisa Ighilahriz, capturée par l'armée française le 28 septembre 1957, après être tombée dans une embuscade avec son commando et après avoir été transférée, grièvement blessée à l'état-major de la 10e division parachutiste de Massu, au Paradou, Hydra. Que dit Louisa, cette militante avec laquelle j'ai beaucoup milité pendant la restructuration du FLN, après l'indépendance :
«Massu était brutal, plus encore, il était infect. Bigeard n'était pas mieux, mais, le pire, c'était Graziani. Lui était innommable. C'était un pervers qui prenait plaisir à torturer. Ce n'étaient pas des êtres humains. J'ai souvent hurlé à Bigeard : «vous n'êtes pas un homme si vous ne m'achevez pas !». Et lui, me répondait en ricanant :
«Pas encore, pas encore !». Pendant ces trois mois de torture, je n'ai eu qu'un seul but : me suicider, mais la pire des souffrances c'est de vouloir à tout prix se supprimer et de ne pas en trouver les moyens».
Louiza a tenu bon de septembre à décembre 1957. Sa famille payait cher le prix de ses actes militants. Et elle continue :
«Ils ont arrêté mes parents et presque tous mes frères et sœurs. Maman a subi le supplice de la baignoire pendant trois semaines de suite. Un jour, ils ont amené devant elle le plus jeune de ses neufs enfants, mon petit frère de trois ans, et ils l'ont pendu...».
Affreux ! L'enfant, ranimé in extremis, s'en est sorti. La mère, aujourd'hui, une vieille dame charmante et douce... s'en souvient, sans haine..., bien sûr.
Un autre militant témoigne. Il s'agit d'Amar Mokhtari, arrêté le 26 janvier 1957 par le lieutenant Jacques-Louis Lefrèvre, alors à la tête d'une section du 3è régiment de parachutistes coloniaux, dont le patron était le colonel Bigeard. «Vous devez nous dire tout ce que vous savez sur le FLN, sinon nous utiliserons des moyens capables de faire parler même des pierres ! », lui disait le capitaine Chabanne. Et, sous les prescriptions de ce même capitaine, on avait pris la précaution d'entourer leurs membres avec des chiffons mouillés car, disait-il, dès lors, «pas de traces de brûlures».
Il y avait aussi, au cours de ces interrogatoires musclés, le sergent Milcent qui passait pour un tortionnaire «inégalable». «J'en sus quelque chose les jours suivants, lorsqu'il enfonçait des allumettes taillées sous mes ongles», disait Amar Mokhtari. Et de continuer :
«Les séances de torture se succédaient, au rythme infernal, nuit et jour comme le supplice de la baignoire et du tuyau d'eau. Et toujours la gégène. Milcent se surpassait, encouragé par Lefèvre et Duchet, le même qui avait torturé Tahar Oussedik, instituteur à Larbaâ. Comble de cynisme, il leur arrivait de discuter d'enseignement et de pédagogie. Souvent, nous restions plusieurs jours sans manger. Un soir après quatre jours de diète, on nous apporta des feuilles de chou entières bouillies dans une poubelle métallique».
Maintenant, faisons parler un ancien tortionnaire, un petit qui est venu au métier par ennui, et là, il s'est «laissé glisser» pour devenir un grand, un professionnel de la question. Laissons Paul Aussaresses de côté – nous l'avons cité –, ce sanguinaire qui se trouvait à la tête d'un groupe de tueurs professionnels et dont le ministre-résident en Algérie, Robert Lacoste, était parfaitement au courant de ses agissements. C'est dire que tout se passait au vu et au su de la République !
Parlons d'André Brémaud, ce petit, cet ancien appelé, au 10è bataillon de chasseurs à pieds, dans les Aurès, et qui témoigne, aujourd'hui, avec beaucoup de contrition. Que dit-il ?
«Vous entrez dans ce sale jeu progressivement. Vous comprenez ? Au début, vous vous dites : ce n'est pas possible, je ne vais pas faire cela. Et puis, vous le faites, parce que vous avez bu, et que vous crevez d'ennui. Vous finissez par accepter que vous êtes là à cause des Algériens. Alors, vous vous défoulez, d'autant plus que dès le départ, on vous a appris à les considérer et à les traiter comme des chiens. Vraiment, comme des chiens. Déjà, quand on était en France à faire nos classes, on ne nous parlait que des bougnoules».
Avant de quitter ce monde infernal et infect, ce monde où se «fabrique et se cristallise» la déchéance humaine, voyons cette réaction des «douze» et de différentes personnalités françaises, suite aux aveux des généraux Massu et l'inévitable tortionnaire Aussaresses.
Henri Alleg, l'auteur de la «Question», lui-même torturé pendant la guerre d'Algérie, réagissait ainsi :
«Cette polémique autour de la torture en Algérie a ceci de positif, elle permet aux Français de savoir enfin ce qu'on leur a caché pendant quarante ans. Il ne suffit pas que des militaires qui ont eu l'attitude que l'on sait se repentent ou se déclarent heureux de ce qu'ils ont fait. Il faut dire clairement quels ont été les responsables politiques qui ont couvert et encouragé la torture».
Jean-Pierre Vittori, écrivain et auteur du livre «On a torturé en Algérie», a déclaré au sujet de l'institutionnalisation de la torture :
«C'est ça que je trouve révulsant et définitivement condamnable. C'est terrible pour un pays d'en arriver à ce point, quand tous les repères de civilisation et de morale sont tombés. Il faut que la vérité soit dite sur les circonstances, sur les gens et sur tous ceux qui, au plus haut niveau, ont permis que la «question» se produise. Les tortionnaires sont coupables, mais il y a plus coupable qu'eux».
Sylvie Thenault, jeune historienne et auteur d'une remarquable thèse de doctorat d'Etat sur «La justice française en Algérie», soutenait :
«Bien avant le déclenchement du conflit et pendant quasiment toute la période coloniale, la justice n'a pas été soumise en Algérie aux mêmes règles de fonctionnement qu'en métropole. Dans l'action contre les réseaux, des policiers de renseignements généraux n'hésitent pas à torturer certains suspects, et sans que ça génère des poursuites judiciaires».
Quant à Jean Marie Rouart, membre de l'Académie française, il soulignait, après les aveux du général Aussaresses :
«Il ne serait pas sain que les propos demeurent sans sanction. Ces déclarations indignes devraient choquer tous les militaires soucieux de leur honneur et qui ont de leur métier une conception plus honorable et plus républicaine. Il ne serait pas exorbitant de le voir, pour l'exemple, exclu de la légion d'honneur».
Et, pour terminer ce chapitre douloureux de la torture, je ne peux ne pas évoquer un malheureux souvenir, que j'ai vécu avec ma famille quand, jeune potache au lycée de Ben-Aknoun, je me trouvais face à une histoire tragique dont mon oncle maternel et deux autres militants ont été victimes d'affreuses «épreuves», avant d'être froidement exécutés, que dis-je, «liquidés» par les «forces de l'ordre». Ah ! Ces forces de l'ordre, quelle belle appellation !
Nous étions en 1958. C'était les vacances de Noël et j'étais chez mes parents à Cherchell. Mon oncle était détenu, avec des compagnons d'armes, dont Mourad, un jeune de 16 ans, à la Gendarmerie nationale, là où on excellait dans l'art d'«extorquer des aveux». Ils les ont pris une semaine avant mon arrivée.
Dix jours d'affreuses tortures pour les faire parler. Ils étaient courageux. Rien n'a transpiré de ces interrogatoires musclés, inhumains, dégradants pour un régime qui se targuait d'être juste et, de surcroît, «pacificateur». Nous ne l'avons su qu'après, une fois le forfait commis sur les trois militants de la cause nationale. C'est un capitaine qui enseignait à l'Académie militaire de Cherchell qui nous a raconté, dans les détails, la fin atroce et terrible de ces trois jeunes, Mourad, Bouzid et mon oncle, qui ont tenu le coup jusqu'à leur dernier souffle. Ce capitaine se comptait parmi les officiers progressistes, ceux qui n'avaient rien à faire avec la guerre, mais qui étaient là pour enseigner aux EOR, (Elèves officiers de réserve), dans des écoles spécialisées. Il représentait ce pur produit de la jeunesse française, une jeunesse bien née, pétrie de qualités, sensible au respect de l'être humain, généreuse à travers sa bonté, sa mansuétude et sa solidarité avec les justes causes. Il représentait tout ce qu'il y a de beau et de noble chez ton peuple..., le véritable peuple de France.
Je me rappelle avoir vu mon oncle, le jour de sa mort, à l'hôpital. Il était étendu sur une table blanche, recouvert d'un vieux drap qui sentait la naphtaline. Quand l'infirmier, détaché à la morgue, releva le drap, je vis un corps inerte, nu, criblé de balles. Mon oncle dormait de son profond sommeil. Il était livide, mais arborait un magnifique sourire de juste, comme s'il disait à ses tortionnaires :
«Vous pouvez continuer, je ne sens plus rien, je suis déjà ailleurs, ma mission est terminée…, d'autres prendront le relais».
En effet, ceux qui nous donnaient des leçons – je parle aux tortionnaires –, ne savaient-ils pas que mon oncle était criblé de balles, des balles assassines, qui l'ont fait passer de vie à trépas, avec ses deux compagnons de lutte, dont l'un n'avait que 16 ans ? Oui, ce jeune était encore au collège où il pensait apprendre «de bonnes manières» qui, hélas, n'ont jamais été appliquées par leurs soldats en Algérie ? En effet, ils ont été purement et simplement «descendus» – c'est le terme qu'employaient les hommes de guerre dont la brutalité dépassait l'imagination –, ils ont été descendus en dehors des locaux de la Gendarmerie, dans cette «fameuse corvée de bois» pour justifier ce constat habituel :
«N'ayant voulu répondre aux sommations d'usage, les forces de l'ordre ont ouvert le feu sur trois hors-la-loi qui se sont échappés de la Gendarmerie où ils étaient détenus pour un complément d'informations».
C'était du reste ce qu'on lisait le lendemain, dans la rubrique des faits divers, dans la plupart des journaux du matin, L'Echo d'Alger, La Dépêche quotidienne et j'en passe.
En réalité, mon oncle a été sauvagement torturé avec ses compagnons. Certains officiers parmi les militaires conscients, ces jeunes du contingent qui n'acceptaient pas cette barbarie, ont raconté, quelques jours après, à mon grand-père, pour lui apprendre qu'ils avaient été attachés – dont son fils, mon oncle – par les pieds aux chevaux qui tournaient et les traînaient à toute vitesse, dans la cour de la gendarmerie. Leurs têtes pendantes cognaient affreusement sur de grosses pierres qui parsemaient la cour. Il n'en restait rien, pratiquement, après les autres supplices de la baignoire et de la «gégène», que des corps sérieusement amochés, détruits, prêts à la «liquidation».
(A suivre)


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