Dans son nouveau roman "Kiffe Kiffe hier", la Franco-Algérienne renoue avec Doria, l'héroïne de son premier roman paru il y a vingt ans et qui fut un best-seller. À travers les yeux de son héroïne ressuscitée, ce nouvel opus ancré résolument dans le réel, raconte les lendemains qui déchantent pour les communautés issues de l'immigration. Entretien. Pourquoi avez-vous voulu ressusciter Doria ? C'était un truc d'éditeur ? Cela a l'air d'être une idée d'éditeur, mais cette idée vient complètement de moi. Ça faisait vingt ans que j'avais publié ce premier roman. En réalité, j'avais commencé à écrire Kiffe Kiffe demain en 2002. J'avais 17 ans à l'époque et je serai bientôt dans le club des quarantenaires. C'est un cycle qui se finissait et j'avais envie de faire quelque chose pour marquer cet anniversaire, qui me renvoie à mes débuts en tant qu'écrivain. C'est une idée qui est venue un peu comme ça, spontanément. Je m'étais dit que ce serait drôle de faire revenir Doria, de ressusciter sa voix. Je n'étais même pas sûre que je serais encore capable de reconvoquer cette voix. Doria est le seul personnage de mon corpus qui me permet autant de légèreté, autant de dérision. Il se trouve que mes derniers romans ont été des récits plutôt graves, disons émotionnels. J'avais besoin de légèreté. J'ai donc écrit ce nouveau roman où Doria reprend du service et fait le bilan des vingt dernières années dans sa propre voix. Qu'a-t-elle de particulier cette voix ? Ironie, dérision... Elle me permet d'avoir surtout cette distance nécessaire pour raconter des choses parfois difficiles, telles que des sujets politiques, mais toujours avec du deuxième degré. Et puis, c'est aussi la voix de l'enfance, celle aussi d'une forme d'innocence que j'espère ne pas avoir perdue. J'ai parfois l'impression que faire renaître Doria m'a permis de vérifier que j'étais encore capable d'idéalisme et d'optimisme, malgré tout ce qu'on a pu traverser ces dernières années. A 35 ans, l'innocence de Doria est aujourd'hui teintée de maturité et sans doute aussi de résignation. Je dirais surtout de lucidité. Pour être honnête, depuis le début, j'ai imaginé Doria comme un personnage solitaire. C'est un poste d'observation. Elle a un statut privilégié, ce qui lui permet de se situer au-dessus de la mêlée. C'est pourquoi je peux l'utiliser pour raconter tout ce qui se passe autour d'elle. Sa marque de fabrique, c'est cette lucidité qu'elle possédait déjà quand je l'ai inventée. J'ai pu le vérifier en replongeant dans le premier roman que je n'avais pas relu depuis un certain nombre d'années. Je me suis rendu compte qu'à 15 ans elle avait déjà une forme de lucidité, presque trop pour son âge. Cela m'a fait vraiment du bien de la retrouver, une expérience d'écriture qui m'a vraiment régalée. J'ai eu l'impression de retrouver une camarade que je n'ai pas vue depuis longtemps et j'étais contente de pouvoir rire de toutes ces dingueries qui nous arrivent et dont on ne parle qu'avec gravité et inquiétude. Comme Doria, vous avez grandi dans la banlieue, dans une famille immigrée. On a souvent dit que votre héroïne était pour vous une sorte d'alter ego. Doria, c'est vous ? Je vais vous décevoir : la réponse est non. Certes, le double littéraire est un concept universel et beaucoup d'auteurs pratiquent cette forme d'écriture autofictionnelle, tout en se cachant derrière un personnage fictif. Ce n'est pas ce que je fais dans mes romans. Doria et moi, nous n'avons pas vraiment grand-chose à voir ensemble, en dehors du fait d'être arabes et d'avoir grandi dans un quartier populaire. Nous n'avons pas le même schéma familial, ni la même vie, ni du tout le même parcours. Un alter ego avec autant de différences n'est pas très crédible, vous en conviendrez. En effet, tout est fictif dans cette histoire. Je pense que la lecture autofictionnelle de mon roman découle de la perception que la société française avait des femmes arabes il y a vingt ans lorsque mon premier livre est sorti. A l'époque, le lectorat français avait été inondé de récits plus ou moins autofictionnels racontant le calvaire des jeunes filles jetées dans l'enfer des tournantes ou autres aventures du même acabit. Dans ces conditions, les journalistes avaient du mal à s'imaginer une jeune fille d'origine algérienne comme moi, grandissant dans un quartier populaire, se mettre dans la peau d'un personnage et écrire de la fiction. De leur point de vue, Doria ne pouvait qu'être mon double littéraire, mon alter ego. Cette lecture en dit beaucoup de la perception qu'avait la société française ou a encore – consciemment ou inconsciemment – de la vie intellectuelle des jeunes filles issues de l'immigration. On vous rétorquera que le premier roman est souvent autobiographique car les auteurs débutants ont tendance à puiser leur inspiration dans leur propre vécu... Il faut croire que je fais tout le contraire du schéma habituel, parce que le roman le plus proche de moi que j'ai écrit, c'est mon sixième roman, La Discrétion dont l'intrigue est basée sur l'histoire de vie de ma mère. Alors que dans mon premier roman, j'avais vraiment tenté de mettre à distance l'histoire de la jeune adolescente qui en est le protagoniste, même si je l'avais campée dans un environnement familier. Evidemment, j'écrivais depuis mon corps social, tout en me distinguant quand-même du personnage. (Suivra)