Les visages de la sainteté sont par conséquent multiples. Dans cette variété d'expressions du mysticisme, l'Algérie comme l'ensemble du Maghreb, voit avec le temps, s'installer une sorte de voie médiane, issue d'une synthèse entre raison et extase. Les principaux courants de cette tradition, caractérisés par cet équilibre, s'affirmeront notamment avec Abu Madian (Sidi Boumediene) - illustre flambeau du florilège de saints qui naquirent ou vécurent en terre algérienne.. Abu Madian, dont le tombeau est à Tlemcen, au faubourg d'Eubbad, illustre l'envergure et le prestige de ces poètes qui se sont établis à Béjaïa , répandant savoirs littéraires et spirituels, fruit du croisement des deux civilisations maghrébine et andalouse . Le génie de Abu Madian, pour ne citer que lui, a été d'opérer, aux dires de R. Brunschvig «une sorte de compromis heureux entre les subtilités de la mystique hispano-orientale et la ferveur rude des premiers grands soufis marocains». Les poèmes qu'il compose sont intéressants à plus d'un titre. Il y proclame, dans l'un d'eux, de façon particulièrement catégorique ce que l'école d' Ibn Arabi (1165-1240) appellera l'unité de l'existence ,doctrine qu'il faut se garder de vite confondre avec le panthéisme, avertissent les spécialistes-littérateurs . Extrait d'un poème de Abu Madian Dis = ALLAH ! Dis= ALLAH ! et abandonne l'exis tence et ce qui l'entoure, Si tu veux l'accomplissement de ta perfection Tout, sauf Dieu , si tu l'as bien réalisé Néant dans le détail, et dans l'ensemble Sache-le bien : sans Lui toute la création, toi compris, se dissipe, s'efface…» ( Poésie de Sidi Boumediene At-tlemçani, rapporté traduit par Abdellaziz Bouchaib,revue Ilve ) Plus tard, et suite aux bouleversements des conjonctures historiques, un certain obscurantisme assombrit pour longtemps les cieux de la contrée maghrébine et arabo-musulmane,en général, et quantité de personnages, plus proches du charlatanisme et de I'escroquerie que des «Ouloum Eddine» (sciences religieuses), et de la piété, émergèrent, un peu partout, engendrant une confusion et un éloignement de ces sources d'éveil à la spiritualité. Tendance fataliste à laquelle s'opposèrent néanmoins, par la suite, d'autres esprits éclairés , alliant spiritualité et djihad contre l'occupant colonial. comme en témoigne l'action anticoloniale et œuvre d'exégèse (fiqh), d'histoire du Grand Maghreb et des notables de Kabylie et de la Soummam,et entre autres Lettres sur le soufisme d'un remarquable Cheikh Mohand Ben Amara El-Ouzladji, (1842-1921), par exemple, compagnon du non moins illustre Cheikh ben Haddad, tous deux adeptes de la tariqa Al-Rahmania, caractéristique des zaouias de la région. Concernant d'autres pans des traditions orales et religieuses, il est impératif de se référer également aux travaux méritoires, dans ce contexte, des chercheurs-anthropologues, littérateurs, historiens -sociologues, etc. Tels ceux ,entre autres, de R. Bellil, convoquant «Traditions orales, mémoire collective et rapport au passé chez les Zenètes du Gourara», de A. Ben Naoum revisitant les «Wled Sidi Cheikh» dans «Un essai sur les représentations hagiographiques du sud-ouest algérien» ; de H.Tengour retraçant , concernant les memes acteurs «l'ailleurs-là de l'errance» des saints fondateurs. Ou encore les apports de Y. Nacib dans un «Essai d'histoire sociale» découvrant dans la culture oasienne de Bousaâda, le meme cadre référentiel des saints fondateurs et des nomades et auxquels un H.Touati consacre un ouvrage entier ou il utilise les récits des manuscrits valorisant son considérable ouvrage «Entre Dieu et les hommes : Lettrés, saints et sorciers au Maghreb du XVIIe siècle, et qui présente ce mérite,entre autres, de nous restituer un pan important pan de la culture savante et littéraire liturgique maghrébo-musulmane populaire, trop souvent négligée, constituant, pourtant, un atout indissociable de l'histoire du patrimoine culturel plural de l'Algérianité. En parfait chercheur accro, et en dépit de certains relents subjectifs caractérisant l'approche globale, Houari Touati nous éclaire de fort belle manière sur les caractéristiques anthroporeligieuses, spirituelles, psychosociologiques, éducatives et environnementales d'un paradigme socioculturel particulier qui a grandement marqué les aïeuls Maghrébins. Et tout particulièrement les sphères mentales des milieux socioculturels populaires Algériens, à la veille, notamment, de l'avènement bouleversant de la colonisation française qui allait chambouler de fond en comble, les particularités de cette société culturalo-religieuse imprégnant pratiquement tous les actes de la vie communautaire traditionnelle. D'une manière générale, ce siècle caractérisé par la prolifération des zaouias, confréries religieuses, médersas, etc., se nourrissait presque toujours d'un type de livres ou d'ouvrages portés sur les bréviaires, le milieu ambiant de l'époque y manifestant un engouement effréné pour l'assimilation, de préférence, de l'abrégé et la versification didactique. Et ce,quoique une certaine tradition des XVe et du XVIe siècles, plaidait, plutôt, pour le choix des grands pans de littérature religieuse, traités historiques, poétiques diversifiés, etc. Ce nouvel habitus culturel, est dû ,selon Houari Touati, à trois hommes qui ont contribué, plus que d'autres au niveau local, au façonnement durable de ses particularités compilatrices : il s'agit de l'Algérois Abd'l-Rahman al-Thacalibi, formé à Bougie (875/1470) du Tlemcénien Muhammad b. Yusuf (895/1489), et le Zabien Abd'l-Rahman al-Akhdari (983/1575), ce dernier étant un rural, lié à la culture locale de sa contrée, formé, probablement, à Constantine, la grande métropole de choix ,de l'Est algérien, spécialisée dans l'enseignement de l'exégèse religieuse, rhétorique et grammaire arabe. Pour ce qui concerne Thaâlibi, le vénérable cheikh algérois doit sa renommée à son érudition exégétique coranique, philologique, mystique et traditionnaire, qui lui permet de commenter et d'enrichir, notamment, l'abrégé du Muharrir al-wajiz de l'éminent spécialiste de sciences coraniques en Occident musulman, le cadi grenadin Ibn Atiyya (542/1148). Houari Touati jette la lumière sur la spécificité de ces écrits-manuscrits, vestiges souvent signalés, de nos jours, quoique altérés, dans le Sud du pays, généralement, signalant de nombreux écrits d'une bibliographie qui n'appartient pas en propre à la culture algérienne, indique-t-il, car elle est partout dressée dans le Maghreb de l'époque ou se confondaient ses contrées. Son inventaire appelle au moins deux remarques. La première est que celui-ci est largemt soumis à la prépondérance de l'Orient suivi de l'Andalousie. La deuxième est que le XVIIe siècle tient pour valables les mises en ordre effectuées aux XIIIe et XIVe siècles lors même qu'elles sont en rupture avec les conditions d'exercice de la pensée à l'age classique. Irrémédiables, les effets mnésiques de cette cassure profonde sur la conscience intellectuelle islamique sont telles qu'au XIVe siècle déjà, Ibn Khaldun constate que «les ouvrages et les méthodes des Anciens sont abandonnés comme s'ils n'avaient jamais existé »(…)» Houari Touati (A suivre)