«Alors, avec douceur, elle a dit, j'ai décidé de faire disparaître Paris (elle a fait un geste avec la main comme si elle soulevait un mouchoir de soie à la manière d'un magicien faisant un tour)... « Ainsi parle le vieux protagoniste du nouveau roman mi-réel mi-surréaliste de Martin Page. Valeur montante de la nouvelle génération de romanciers français, ce trentenaire a déjà cinq romans à son actif dont Comment je suis devenu stupide (La Dilettante, 2001) qui l'a fait connaître. Il s'est imposé par son univers décalé peuplé de héros un peu bizarres «qui ne sont pas dans la norme» et de fantômes de ceux qui n'existent pas encore ! C'est un univers où l'imagination a résolument pris le pouvoir, sans s'éloigner pour autant de l'absurde réalité du monde moderne. «Dans la vérité du monde, il y a des fantômes qui permettent, métaphoriquement, de parler de la réalité», aime dire le romancier. Son nouveau roman, au titre intrigant et magique, ne déroge guère à la règle. Au cour de la Disparition de Paris et sa renaissance en Afrique est Fata Okoumi. C'est une vieille femme d'affaire camerounaise, version contemporaine des Nanas Benz. A la tête de plusieurs multinationales, celle-ci a bâti une vaste fortune qui fait d'elle la fierté de son continent. Lors d'une de ses virées à Paris, elle est grièvement blessée par un jeune policier de vingt-deux ans auquel elle a refusé de présenter ses papiers d'identité. Assommée d'un coup de matraque sur la tête, elle s'effondre dans la rue, en plein quartier Barbès. Une intrigue haletante, insensée A partir de ce fait divers, Page a construit une intrigue haletante, insensée mais dont la vérité emporte mille fois la conviction des lecteurs. D'autant que l'histoire est campée avec talent dans le Paris d'aujourd'hui, avec sa «boboïtude» et son racisme ambiants, avec un maire de gauche sympathique qui ressemble comme deux gouttes d'eau au maire parisien actuel. L'intrigue de ce roman se déroule en grande partie dans les bureaux de l'Hôtel de Ville de Paris où officie le héros-narrateur du roman dénommé Mathias. Il est le «nègre» du maire et de ses adjoints dont il écrit les discours. Il a été chargé d'écrire celui du maire pour la réception solennelle de Fata Okoumi à l'Hôtel de Ville. Le maire voudrait faire oublier la bavure policière qui a tant ému les médias et a terni l'image de la capitale française dans le monde entier. Mathias se rend à l'hôpital militaire du Val de Grâce où la victime est soignée, pour la rencontrer et pour se renseigner sur sa biographie. Le courant passe entre les deux. Prévenant et amical, le jeune assistant de la mairie de Paris tente de combler les attentes de la vieille femme et l'interroge sur la nature du dédommagement qu'elle souhaiterait que la ville lui verse en contrepartie du grave préjudice qu'elle vient de subir. «Je ne peux laisser impuni le crime qui a été commis à mon encontre. On a été injuste à mon égard, alors pourquoi ne serais-je pas injuste à mon tour ?», lui répond l'Africaine. Elle veut faire disparaître Paris. Rien que ça ! La réparation qu'elle réclame est tellement inouïe et exorbitante que Mathias est désarçonné. Il aime sa ville et ne peut imaginer la voir s'évanouir. Un maillage serré entre le surréel et le réel Croyant qu'elle pourrait être en train de préparer une attaque terroriste sur la Ville lumière pour se venger, il informe le maire. Les hommes du contre-espionnage sont sur le qui-vive. Mais on ne saura jamais ce que la millionnaire noire avait exactement en tête, car peu de temps après avoir formulé sa demande étrange, elle tombe dans le coma et meurt. A Mathias incombe alors la responsabilité d'imaginer la suite à donner à l'exigence de la vieille femme. Il faut bien une suite, car la justice (poétique) l'exige. L'opinion internationale aussi. Mais Mathias ne sera pas seul dans ce travail de pacification de l'âme de l'ancêtre défunte dont il a été chargé. Il est soutenu par les deux héritiers du vaste empire Okoumi. Sans révéler la nature exacte de la magnifique astuce que le trio va trouver pour réaliser les dernières volontés de Fata Okoumi, disons qu'il y aura destruction. Mais puisque le vide ne peut être remplacé par le vide, cette destruction sera suivie de reconstruction et de réincarnation. La mort n'a-t-elle pas été de tout temps et dans tous les continents le point de départ d'une nouvelle naissance ? Si dans les dernières pages, le récit de Martin Page bascule dans l'univers de la fable et du conte, la véritable force de ce roman réside dans son maillage serré entre le surréel et le réel avec toutes ses hiérarchies et ses frustrations, entre l'idéalisme et la vie matérielle, entre les apories du présent et l'imagination d'un futur plus solidaire auquel on peu croire. A travers la vie et les espoirs du narrateur parisien, ce roman est aussi une réflexion sur la vie française contemporaine. Son héros Mathias Garade a quelque chose de l'existentialiste Antoine Roquentin, mais transformé par sa rencontre avec «les trois femmes puissantes». T. C. La Disparition de Paris et sa renaissance en Afrique, par Martin Page. Editions de l'Olivier, 214 pages