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Choc des civilisations ? Avenir des relations ? (IV)
L'islam et l'Occident
Publié dans La Nouvelle République le 04 - 07 - 2010

Les événements historiques qu'ont connus les années 1989 et 1990, à savoir la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc communiste, ont ouvert devant la pensée et les imaginaires des perspectives radicalement nouvelles. La fameuse déclaration de l'ex-président américain Georges Bush annonçant la fin de la guerre froide et la naissance d'un nouvel ordre international a donné à ces perspectives un caractère officiel.
Elle se refuse à un traitement rationnel et puis, avant tout, elle est fondée sur de fausses prémisses. Les relations entre civilisations hier et aujourd'hui ne sont pas des rapports d'affrontement mais d'interpénétration. Les affrontements et les luttes qui se sont déroulés au sein d'une civilisation, comme celle de l'Europe, sont plus nombreux et plus destructifs que ceux qui ont opposé des pays appartenant à des civilisations différentes. Il suffit de rappeler que les deux guerres mondiales qu'a connues l'humanité se sont déroulées au sein de la civilisation occidentale, et ce à cause de divergences d'intérêts.
On évoquerait, sans doute, ce que les médias occidentaux appellent actuellement «islamisme». Mais de quoi s'agit-il exactement?
Tout le monde est d'accord sur la nécessité de faire la distinction entre la religion, islamique ou autre, et l'utilisation qu'en font certains à des fins politiques. Mais il faut distinguer aussi l'extrémisme, en tant que phénomène socioculturel normal occupant sa place habituelle à la marge de la société, et les courants extrémistes qui s'étendent, à un moment donné, sur l'ensemble des populations. Dans ce dernier cas les facteurs socio-économiques font le poids. Les islamistes algériens, égyptiens et leurs semblables représentent ou, du moins, parlent au nom des populations qui ont des revendications sociales et économiques légitimes. Il s'agit, en effet, d'élites issues de ces populations qui cherchent place dans des systèmes autoritaires basés sur l'injustice sociale. Ces systèmes, qui ne laissent aucune place aux discours politique appelant les choses par leurs noms, poussent par leur nature même à l'extrémisme, à l'emploi systématique d'un capital symbolique accessible à tout le monde, celui de la religion. Et si cet «islamisme» s'en prend à l'Occident c'est parce qu'il voit en lui le protecteur, sinon le promoteur, de ces systèmes, ce qui n'est d'ailleurs pas faux totalement. Des pays occidentaux dont l'influence dans le monde est considérable donnent priorité à leurs intérêts matériels, économiques et stratégiques sur les valeurs qu'ils prônent. L'islamisme d'aujourd'hui est, du moins dans une certaine mesure, l'une des conséquences d'un ordre international de nature néocolonialiste.
Ces remarques ne doivent pas, cependant, nous faire oublier les différences culturelles qu'on trouve d'ailleurs à l'intérieur d'une même civilisation. Certes, ces différences sont plus importantes entre les cultures qui n'appartiennent pas à la même civilisation, mais rien n'autorise à dire que l'affrontement est inévitable. A notre époque, comme d'ailleurs à toutes les autres, dominent deux types de relation au niveau mondial. Une relation d'interpénétration des civilisations basée, de nos jours plus que par le passé, sur la diffusion des produits manufacturés, des connaissances scientifiques et des moyens de communication et d'échange et une relation de conflit d'intérêt qu'on peut toujours maîtriser par les équilibres nécessaires susceptibles d'atténuer les divergences et d'ouvrir des perspectives de coopération mondiale dans un cadre de coexistence vraiment pacifique. Il faut, donc, envisager l'avenir des relations entre les pays occidentaux et les pays arabes et musulmans sur deux niveaux : celui du conflit d'intérêts et celui des spécificités culturelles.
Sur le premier niveau, les conflits d'intérêts entre les Etats peuvent trouver solutions par l'application honnête et sincère de la méthode dite «théorie des jeux» (game theory). La règle principale dans cette méthode est de jouer à égalité. Les pays occidentaux doivent s'affranchir du comportement colonialiste et voir le rapport d'interdépendance qui les joint aux pays sous-développés dans une perspective autre que celle du «Maître». La coopération et la participation n'ont de sens que lorsqu'elles sont basées sur l'équilibre des intérêts, loin de toute hégémonie. Si l'on ajoute à cela une aide économique et technologique de développement on peut arriver rapidement à un niveau de coopération qui met à l'écart les hypothèses fallacieuses telles que «choc de civilisations». En effet, les experts qui pensent l'avenir et les rapports entre les pays du globe dans le cadre d'une vision de paix et de prospérité ont démontré scientifiquement que si les pays industrialisés décident de réserver 10 % de leurs budgets de défense et d'armement à des projets de développement dans les pays qu'on a désignés auparavant comme des «nations prolétaires», le problème de la pauvreté et des inégalités dans le monde connaîtrait une autre allure et un autre avenir. Nous sommes persuadés qu'alors le spectre de l'affrontement serait tenu à l'écart pour céder la place à un bon déploiement du processus historique d'interpénétration et d'interculturalité qui caractérise notre époque.
Quant aux différences entre les cultures, on ne doit pas, certes, chercher à les réduire à néant, ce qui est d'ailleurs impossible. Ce qu'on doit faire c'est d'élaborer un processus d'interculturalité basé sur le respect mutuel et le droit à la différence. Le modèle que nous proposons à cet égard nous l'inspirons de notre grand philosophe «européen arabe», le célèbre philosophe andalou Ibn Rochd.
Règles de dialogue rochdien
Les gouvernements du Maroc et d'Espagne ont décidé, lors de la dernière visite du Premier ministre espagnol à Rabat, du 7 au 10 février 1996, de créer la Commission d'Ibn Rochd dont la charge sera de réaliser une meilleure compréhension entre les deux peuples et dissiper tout malentendu entre les deux pays. Pour saluer cette heureuse initiative et en même temps donner à notre rencontre, ici à Tolède, sa dimension historique qui rappelle le rôle fondateur joué par cette première «Ville lumière» dans l'édification de la civilisation moderne, nous nous proposons de conclure notre propos par un bref exposé de ce que nous considérons comme «règles de dialogue entre les cultures». Ces règles nous les devons au grand philosophe andalou Ibn Rochd, dont l'oeuvre connut ses premières traductions ici à Tolède, peu après sa mort, ce qui a donné naissance à l'averroïsme latin, ferment de la civilisation moderne, dite occidentale.
Notre philosophe se trouvait dans une situation analogue à celle que nous subissons aujourd'hui. Une situation dominée par le rapport d'opposition et d'altérité, rapport du moi arabe à son autre. Après que les fuqahâ, les docteurs de la loi de l'islam, eurent dénigré abondamment les «sciences des Anciens», qu'ils qualifiaient d'«intruses», voire «nuisibles» et «non conformes à l'islam», le grand théologien musulman Al-Ghazali était venu militer contre la philosophie et ses sciences et accuser les philosophes musulmans d'«innovation» et d'impiété.
Ibn Rochd, qui connaissait parfaitement la loi musulmane et la philosophie grecque et à qui n'échappait pas les circonstances politiques qui avaient motivé la condamnation d'Al-Ghazali, procéda résolument à l'éclaircissement du rapport entre la religion et la philosophie. Il chercha à déterminer, en sa qualité de jurisconsulte, la position de la loi islamique envers, d'une part, les «sciences anciennes» d'une part et, d'autre part, à rétablir le rapport entre la religion et la philosophie et à «ôter la confusion» du discours d'Aristote et de ses traducteurs. Il s'agissait de redéfinir le rapport entre le «moi» islamique et l'«autre» philosophique. Ibn Rochd consacra à ce projet plusieurs ouvrages dont le fameux Tahâfut al-tahâfut (l'Incohérence de l'incohérence), dont le propos était d'opérer la négation de la négation et de réaliser le dépassement d'un discours fallacieux qui désigne comme contradictoires et antagonistes des choses qui ne se distinguent que par ce qu'elles marquent leur différence.
(A suivre)


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