Cette sorte d'abdication est évidemment un aveu. Elle traduit une première victoire du FLN. Un bref rappel est ici nécessaire. L'insurrection du 1er Novembre 1954 avait été un coup d'audace, un extraordinaire pari. L'organisation du Front était embryonnaire. Ses chefs, en un sens, ne représentaient qu'eux-mêmes. Leur trait de génie fut de sentir que la situation était mûre et de vouloir prouver le mouvement en marchant. Le «saut» dans l'action, pensaient-ils, ferait taire les discussions byzantines qui paralysaient le mouvement national algérien, cristalliserait la volonté de lutte et unirait le peuple autour d'objectifs clairs. Dès lors que ce peuple se reconnaîtrait dans l'action engagée en son nom par quelques hommes, la représentativité de ces hommes serait acquise, la «légitimité» du FLN — pour parler en termes gaullistes — s'imposerait d'elle-même. Deux ans plus tard, cet objectif est largement atteint. D'abord, grâce à l'immense effort d'organisation mené par le FLN dans toute l'Algérie, au dévouement de ses militants, à la justesse de leur analyse. Mais aussi grâce à deux fautes majeures du gouvernement français. Jusqu'en 1956, après tout, la voie de la négociation (de la négociation avant la guerre, s'entend) n'était pas définitivement fermée. La guerre, avec le caractère inexpiable qu'elle allait prendre en cours des années suivantes, n'était pas vraiment engagée. Un peu de lucidité, un certain courage, eussent peut-être permis à Paris de trouver les bases d'un accord. Le fait brutal, décisif, qui marque le tournant de la guerre fut, en février 1956, la capitulation de Guy Mollet devant les grands colons d'Algérie et leurs hommes de main, devant les éléments les plus réactionnaires — mais les plus remuants — de la communauté française. Porté au pouvoir par une coalition de «Front républicain» pour mettre fin à une guerre qu'il proclamait «imbécile et dans issue», le chef du Parti socialiste bénéficiait encore, dans certains secteurs de notre peuple, d'un certain crédit. Son effondrement du 6 février sous les tomates des activistes européens, la peur panique avec laquelle il céda à toutes leurs exigences ouvrirent les yeux à ceux qui doutaient encore. D'autant plus que les événements se précipitèrent : vote des pouvoirs spéciaux par le Parlement français (communistes compris), envoi du contingent en Algérie, exécution des premiers condamnés à mort musulmans, etc. Un second événement acheva de fermer toute issue autre que la guerre : l'arraisonnement, en octobre 1956, de l'avion qui transportait, de Rabat à Tunis , Ben Bella et ses compagnons. Cet acte de piraterie, décidé par l'état-major d'Alger sans consultation de Paris, mais que Paris «couvrit» aussitôt, était la conséquence normale, logique, de l'abdication du 6 février. Il confirma aux yeux de tous qu'Alger faisait la loi à Paris et non Paris à Alger ; il suspendait, pour un temps indéterminé, tous les «contacts secrets» encore maintenus par le gouvernement Guy Mollet ; il interdisait toute médiation des pays frères nord-africains. Brefs, il achevait de convaincre les militants de l'«intérieur» qu'ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes pour mener le combat jusqu'à l'indépendance. La direction du FLN pour sa part, n'en doutait malheureusement pas. Une longue expérience en Algérie même, jointe à l'exemple des pays frères, lui avait enseigné que le colonialisme ne cède jamais de bon gré. D'où sa résolution de passer à l'action armée. Mais cette action armée, à ses yeux, n'était pas séparable d'une action politique en profondeur. Bien au contraire : toute opération militaire, toute acte de «violence», ne pouvait avoir de sens que dans une perspective politique, éclairée par une explication politique. Définir clairement les objectifs du FLN, le programme fondamental de la Révolution, tel avait été, en août 1956, le but du congrès de la Soummam, qui avait organisé, en même temps, les structures du mouvement. Massu, pour essayer de justifier son comportement, prétend que le FLN visait deux buts : s'imposer par la force à la communauté algérienne par des méthodes de terreur ; démoraliser la communauté européenne par des attentats aveugles, frappant indistinctement civils et militaires, innocents et coupables. Les décisions du congrès de la Soummam constituent déjà, en elles-mêmes, une réponse. La volonté d'unir le peuple algérien — quand le colonialisme s'était efforcé de le diviser en jouant sur les particularismes régionaux — y est clairement exprimée. Et l'appel aux juifs d'Algérie, dont je pris l'initiative au nom de la direction nationale, l'illustre avec éclat sur un point particulièrement sensible. Quant à la communauté européenne, les documents distinguent expressément la grande colonisation de l'ensemble des Français d'Algérie, — de qui il dépend de s'intégrer, avec des droits égaux, à l'Algérie indépendante. Mais, dira-t-on peut-être, ce sont des mots… Non, ce sont des faits. Tous nos actes en 1955 et en 1956 en témoignent . Je n'en donnerai pour preuve que deux exemples.