Officiellement motivé par la nécessité de vérifier le dossier des 90 000 personnes refusées sur les listes électorales, ce troisième renvoi vise sans doute à éviter au jeune roi Mohammed VI la crise majeure que créerait une victoire des partisans de l'indépendance. Le compromis que recherche Rabat – une large autonomie du Sahara – suppose l'accord du Front Polisario, et donc une réconciliation algéro-marocaine. On en est loin. A la mort de sa majesté Hassan II, en juillet 1999, l'Algérie a observé trois jours de deuil durant lesquels les médias ont rendu un hommage appuyé au défunt. Nouvellement élu, le président Abdelaziz Bouteflika a fait le voyage à Rabat et s'est distingué par la chaleur de ses propos sur l'avenir des relations entre les deux pays. Du côté marocain, la même disponibilité se manifestait à inaugurer une ère nouvelle avec l'Algérie. Mais ce climat idyllique a duré moins d'un mois, puisque le jour de l'annonce de l'ouverture des frontières terrestres prévue pour le 20 août 1999, un horrible massacre de civils faisant 36 victimes a été perpétré par un groupe islamique armé (GIA), dont les bases arrières, selon Alger, seraient au Maroc. Dès lors, les accusations habituelles ont repris par presse interposée. Depuis l'indépendance de l'Algérie en 1962, les relations entre les deux «pays-frères» – qui n'arrêtent pas de clamer leurs liens façonnés par la langue, l'histoire et la religion – ont toujours été au bord de la rupture, à l'exception de la période allant de 1969 à 1974. Cette belligérance permanente s'est manifestée sous forme de confrontation militaire à Tindouf en 1963 et, depuis 1975, met les deux pays au bord de l'affrontement au sujet du Sahara Occidental. La contradiction entre les proclamations de foi unitaires et l'animosité des relations trouve ses racines dans le mode autoritaire de légitimation du pouvoir dans chacun des deux pays. Pour le régime marocain, la survie de la monarchie est un axe stratégique prioritaire. Pour l'Algérie, tout au moins jusqu'à la disparition du président Houari Boumediene en 1978, la révolution échouerait si elle devait s'arrêter à la frontière ouest. Les dunes de sable et les arpents de terre, que ce soit à Tindouf en 1963 ou au Sahara occidental depuis 1975, ne sont que des prétextes à la rivalité de deux régimes, dont chacun perçoit l'autre comme une menace. Contestée dans les années 60 par les partis de gauche, la monarchie s'est défendue en s'identifiant au Maroc éternel et à sa destinée. Quant à l'Algérie, son régime a revendiqué une légitimité révolutionnaire dont le projet d'émancipation était gêné par les alliances occidentale du voisin. L'élection de Abdelaziz Bouteflika et la mort du roi Hassan II marqueront-elles un tournant dans les relations entre les deux pays, dont la frontière terrestre est restée fermée plus de trente ans depuis 1962 ? Rien n'est moins sûr. Car toute détente réelle nécessite des réformes politiques profondes de chacun des deux régimes et le passage d'un mode de légitimation fondé sur la surenchère nationaliste à un autre basé sur les urnes. Il existe une forte aspiration de la population à l'unité maghrébine et à la disparition, fût-elle graduelle, des frontières. Ce sentiment était encore plus puissant durant la colonisation, au point que le premier parti nationaliste algérien, l'ancêtre du Front de libération nationale (FLN), s'était dénommé Etoile nord-africaine. La première génération de nationalistes, menée par Messali Hadj, concevait en effet la libération de l'Algérie dans le cadre d'un Etat nord-africain unitaire et souverain. Les troubles au Maroc et en Tunisie au tout début des années 50 ont encouragé les Algériens à lancer l'insurrection de novembre 1954, qui a elle-même précipité l'indépendance des deux protectorats. Le Maroc et la Tunisie sont alors devenus des bases arrière de l'Armée de libération nationale (ALN). Dans les régions frontalières, de nombreux Marocains et Tunisiens ont aidé le FLN, certains aux prix de leur vie. L'enthousiasme et la volonté unitaire se sont quelque peu émoussés et se sont brisés sur les différends territoriaux. Diverses forces au Maroc affirmaient que la France coloniale avait amputé la partie orientale du territoire national. Au nom d'un «Grand Maroc», qui pour certains incluait la Mauritanie, les partis de droite marocains, notamment l'Istiqlal, revendiquaient une partie importante de l'Algérie allant jusqu'à Mostaganem au nord et Béchar au sud. Les partis de gauche, plus sensibles aux réformes sociales et économiques, situaient les contestations frontalières dans la perspective de l'unité maghrébine. Dès les indépendances, des logiques d'Etat ont prévalu dans une région où les frontières héritées de la colonisation séparaient des groupes unis par des liens de parenté. Pour le président Houari Boumediene, les transformations sociales et économiques menées en Algérie devaient avoir un prolongement au niveau de l'ensemble du Maghreb. «Les frères marocains, pensait-il en substance, nous ont aidés à nous débarrasser de la France, nous les aiderons en retour à en finir avec la monarchie féodale vendue aux Occidentaux, notamment aux Etats-Unis et à la France.» Le président de l'Algérie révolutionnaire n'aimait pas le roi Hassan II, dont il pensait qu'il était un obstacle majeur à l'unité maghrébine. Mais il s'interdisait toute aide à l'opposition marocaine légale ou illégale – peut-être par peur que le roi accueille les opposants algériens. Le président Boumediene préféra établir des relations formelles entre les deux Etats, fondées sur le respect mutuel. L'annexion du Sahara Occidental par le Maroc allait mettre fin à cette politique convenue lors de deux rencontres au sommet à Tlemcen (1969) et à Ifrane (1971). Dans le même temps, il appuyait militairement et politiquement le Front Polisario dans l'espoir que la guérilla du Sahara gagne le nord du Maroc.