Progressivement, se développa l'idée que les dolmens étaient antérieurs aux Celtes ou Gaulois, mais cette opinion chronologiquement plus exacte ne s'accompagna pas d'un examen plus attentif des faits. Ainsi, A. Bertrand (1863) comme grand nombre de ses contemporains, croit à l'existence d'un «peuple des dolmens» progressivement chassé d'Asie, de l'Europe septentrionale, des îles Britanniques, puis de Gaule et d'Espagne pour venir s'établir en Afrique du Nord. Dans le même courant d'opinion, H. Martin, s'appuyant sur les découvertes de l'égyptologie naissante qui faisait connaître, parmi les peuplades libyennes qui attaquèrent l'Egypte au temps de Mineptah et de Ramsès III, des Tamahous blonds, explique que des «Gaulois» ayant franchi les Pyrénées et traversé l'Espagne auraient conquis l'Afrique du Nord et implanté la civilisation mégalithique avant de s'attaquer à l'Egypte. La présence indiscutable des populations ou plutôt d'individus blonds aux yeux clairs dans plusieurs régions montagneuses proches du littoral et actuellement berbérophones accrédita longtemps la légende d'une origine nordique de ces peuples : Européens constructeurs de mégalithes pour les uns, Gaulois mercenaires de Carthage pour les autres (on sait, ne serait-ce que par la lecture de Salambô, à défaut de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, le rôle tenu par les Gaulois dans la guerre des Mercenaires contre Carthage, entre les deux premières guerres Puniques), Gallo-romains enrôlés dans les légions de l'Empire pour d'autres, ou bien encore descendants des pirates francs qui au IIIe siècle fréquentaient les parages du détroit de Gibraltar, Vandales, enfin, qui, après un siècle de domination ne pouvaient avoir disparu sans laisser de traces dans la population. N'allait-on pas jusqu'à retrouver dans le nom d'une obscure fraction, les Germana (ou Djermana), le souvenir de ces Germains réfugiés en Petite Kabylie après leur défaite ? D'autres arguments anthropologiques vinrent s'agglutiner aux divagations historico-archéologiques ; ainsi J. Bourguignat reconnaît, à la suite de l'anthropologue Pruner-Bey que les dolmens de Roknia étaient l'œuvre de tribus berbères mêlées d'Egyptiens et de Nègres «dominés par une race d'Arias descendant d'Italie en Sicile et de Sicile en Afrique» (1868). Berbères, Ibères et Sumériens Dans les recherches des origines européennes des Berbères la Péninsule ibérique a la préférence. Certaines identités toponymiques troublantes entre les deux rives du Détroit, noms de fleuves et de villes – récemment J. Desanges vient d'en donner un précieux inventaire – appuient cette argumentation. Des rapprochements, infiniment plus fragiles avec la langue basque permettent de rappeler que Berbères et Ibères sont aussi proches par l'onomastique que par la géographie. Comme l'Antiquité connaissait des Ibères au Caucase, qui pourraient eux-mêmes être les ancêtres des Ibères d'Occident, voici une autre origine possible des Berbères : une philologie de l'à peu près, expliquait aussi sérieusement, à l'aide de rapprochements des plus fantaisistes, que les Berbères descendaient des… Sumériens ! Tour à tour, ont été évoqués l'Orient pris globalement (Mèdes et Perses), la Syrie et le pays de Canaan, l'inde et l'Arabie du Sud, la Thrace, la Mer Egée et l'Asie Mineure, mais aussi l'Europe du Nord, la Péninsule ibérique, les îles et la Péninsule italiennes… Il est sûrement plus difficile de rechercher les pays d'où ne viennent pas les Berbères Il est vrai que pour d'autres littérateurs pseudo-scientifiques, la question trouve facilement sa solution : les Berbères sont tout simplement les derniers Atlantes. Les «preuves» ne manquent pas : l'Atlantide était située dans la partie de l'Océan proche de la Libye, les Canaries en sont les débris. Les premiers habitants de ces îles, les Guanches, ne parlaient-ils pas le berbère ? Les données de l'anthropologie La formation de la population berbère, ou plus exactement des différents groupes berbères, demeure une question très controversée parce qu'elle fut mal posée. Les théories diffusionnistes ont tellement pesé depuis l'origine des recherches que toute tentative d'explication reposait traditionnellement sur des invasions, des migrations, des conquêtes, des dominations. Et si les Berbères ne venaient de nulle part ? Plutôt que de rechercher avec plus ou moins de bonheur de vagues ressemblances de tous ordres et d'amalgamer des données de significations différentes, voire contradictoires, ne vaut-il pas mieux commencer par examiner les Berbères eux-mêmes et les restes humains ultérieurs à l'époque historique, époque ou, nous le savons, la population actuelle s'était déjà mise en place ? En un mot, nous devons logiquement accorder la primauté à l'anthropologie. Mais celle-ci ne permet pas aujourd'hui de définir la moindre originalité «berbère» dans l'ensemble de la population sud-méditerranéenne. Ce qui permet, aujourd'hui, encore de mentionner des groupes berbères dans le quart nord-ouest de l'Afrique est d'autre qualité, culturelle plus que physique. Parmi ces données culturelles la principale demeure la langue. Nous examinerons, donc, successivement les données de l'anthropologie et celles de la linguistique. L'Homo sapiens du Maghreb L'Homme atérien Sans rechercher les origines mêmes de l'homme en Afrique du Nord, nous devons, cependant, remonter allègrement les millénaires pour comprendre comment s'est constitué le peuplement de cette vaste région actuellement pincée entre le désert et la Méditerranée. Plaçons-nous au début de l'époque qu'en Europe, les préhistoriens nomment paléolithique supérieur : à ce moment vit déjà au Maghreb un homme de notre espèce, Homo sapiens sapiens, plus primitif que son contemporain européen, l'homme de Cro-Magnon et qui est l'auteur de l'atérien, culture dérivée du moustérien. Cet homme atérien découvert à Dar es Soltan (Maroc) présente suffisamment d'analogies avec l'homme moustérien du djebel Irhoud pour qu'on puisse admettre qu'il en soit issu. Plus intéressante encore est la reconnaissance d'une filiation entre cet homme atérien et son successeur, connu depuis fort longtemps au Maghreb sous le nom d'homme de Mechta El-Arbi. Origines de l'homme de Mechta El-Arbi L'homme de Mechta El-Arbi est un cromagnoïde ; il en présente les caractères physiques dominants : la grande taille (1,74 m en moyenne pour les hommes), la forte capacité crânienne (1650 cc), la disharmonie entre la face large et basse, aux orbites de forme rectangulaire plus larges que hautes, et le crâne qui est dolichocéphale ou mésocéphale. A ses débuts, l'homme de Mechta el-Arbi est associé à une industrie, nommée ibéromaurusien, qui occupait toutes les régions littorales et telliennes. L'ibéromaurusien, contemporain du magdalénien et de l'azilien européens, a déjà les caractères d'une industrie épipaléolithique en raison de la petite taille de ses pièces lithiques. Ce sont très souvent de petites lamelles dont l'un des tranchants a été abattu pour former un dos. Ces objets étaient des éléments d'outils, des sortes de pièces détachées dont l'agencement dans des manches en bois ou en os procurait des instruments ou des armes efficaces. Traditionnellement, on pensait que l'homme de Mechta El-Arbi, cousin de l'homme de Cro-Magnon, avait une origine extérieure. Les uns imaginaient les hommes de Mechta El-Arbi, venus d'Europe, traversant l'Espagne et le détroit de Gibraltar pour se répandre à la fois au Maghreb et aux îles Canaries dont les premiers habitants, les Guanches, avaient conservé l'essentiel de leurs caractères physiques avant de se mêler aux conquérants espagnols. D'autres pensaient que l'homme de Mechta El-Arbi descendait d'Homo Sapiens apparu en Orient (homme de Palestine) et que de ce foyer originel s'étaient développées deux migrations. Une branche européenne aurait donné l'homme de Cro-Magnon, une branche africaine aurait mis en place l'homme de Mechta El-Arbi. Origine orientale, origine européenne, deux éléments d'une alternative que nous avons déjà reconnue dans les récits légendaires de l'Antiquité ou dans les explications fantaisistes de l'époque moderne et qui se retrouvent dans les hypothèses scientifiques actuelles. Malheureusement, l'une et l'autre présentaient de grandes anomalies qui les rendaient difficilement acceptables. Ainsi, la migration des hommes de Cro-Magnon à travers l'Espagne ne peut être jalonnée ; bien mieux, les crânes du paléolithique supérieur européen ont des caractères moins accusés que leurs prétendus successeurs maghrébins. Les mêmes arguments peuvent être opposés à l'hypothèse d'une origine proche orientale des hommes de Mechta El-Arbi : aucun document anthropologique entre la Palestine et la Tunisie ne peut l'appuyer. De plus, nous connaissons les habitants du Proche-Orient à la fin du paléolithique supérieur, ce sont les Natoufiens, de type proto-méditerranéen, qui diffèrent considérablement des hommes de Mechta El-Arbi. Comment expliquer, si les hommes de Mechta El-Arbi ont une ascendance proche orientale, que leurs ancêtres aient quitté en totalité ces régions sans y laisser la moindre trace sur le plan anthropologique ? Reste, donc, l'origine locale, sur place, la plus simple (c'est la raison pour laquelle sans doute on n'y croyait guère !) et, aujourd'hui la plus évidente depuis la découverte de l'homme atérien. Les anthropologues spécialistes de l'Afrique du Nord comme D. Ferembach et M.C. Chamla, admettent aujourd'hui une filiation directe, continue, depuis les néandertaliens nord-africains (hommes du djebel Irhoud) jusqu'aux Cromagnoïdes que sont les hommes de Mechta El-Arbi. L'homme atérien de Dar Es Soltane serait l'intermédiaire mais qui aurait déjà acquis les caractères d'Homo sapiens sapiens. (Suivra) Gabriel Camps [Islam : société et communauté. Anthropologies du Mahgreb, sous la direction de Ernest Gellner, les Cahiers C.R.E.S.M, éditions CNRS, Paris, 1981.]