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Hygiène publique et reconnaissance de la citoyenneté : un lien indissociable
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 18 - 03 - 2009

Comment expliquer l'absence d'hygiène dans la majorité de nos villes ? Quelles significations faut-il attribuer à notre «impuissance» face à la banalité de la saleté dans nos espaces de vie ? Il importe pourtant de dépasser les arguments du sens commun qui ne permettent pas de situer les enjeux de l'hygiène publique : «l'Algérien est négligent »; «il est démuni de tout civisme».
A observer les détritus envahir nos corps, s'installer de façon chaotique dans de multiples endroits qui auraient pu se transformer en espaces verts, on ne peut qu'évoquer de façon rageuse le laisser-aller anarchique qui est loin d'être une stricte affaire de l'individu en soi, réfractaire à l'hygiène, comme si cela était inscrit dans ses gènes. L'absence d'hygiène dans nos quartiers ne peut donc se suffire d'un raisonnement qui tourne en rond, renvoyant de façon paresseuse et fragile la responsabilité à chacun d'entre nous, comme si nous étions tous coupables d'une situation sociale à laquelle personne parmi les pouvoirs n'a eu un jour la décence de demander notre avis.
On voit toutes les limites de la condamnation morale. Elle ne nous dit pas pourquoi les personnes sont amenées à jeter les détritus par la fenêtre, à déposer un peu partout les sacs de poubelle éventrés, à opérer des crachats dans la rue, à s'inscrire dans une forme d'indifférence à l'égard de l'hygiène. Du haut de son perchoir, le chroniqueur en mal d'idée peut confortablement se lamenter sur «l'inconscience collective» d'une population, qui ne fait pas «l'effort» d'intérioriser dans ses gestes quotidiens une certaine discipline de l'hygiène ! On n'est pas sorti, faute d'une analyse rigoureuse et critique, de la dimension morale, et donc de ce qu'il faudrait faire ou ne pas faire, comme si on était en présence d'une vérité inébranlable. Pour reprendre Nietzsche (2000), «il y a des vérités qui n'ont d'attrait et de charme que pour les intelligences médiocres».
L'infantilisation
Les hygiénistes du 19ème siècle en Europe ont bien compris que l'hygiène publique ne se résumait pas à infantiliser les personnes, en les abreuvant temporairement de campagnes de sensibilisation, ou en procédant de façon rapide et irrégulière à des nettoyages superficiels ou à des opérations de faire-valoir, qui ne changent en aucune façon l'âme d'un quartier ou d'une ville. En refusant de s'inscrire dans une démarche paternaliste qui participe en réalité d'un processus de «culpabilisation» des populations, le mouvement hygiéniste a au contraire exploré de façon approfondie les quartiers pauvres, en mettant l'accent de façon très précise sur les conditions matérielles et sociales de la population ouvrière, qui permettent de comprendre les sens de ses pratiques quotidiennes. Ils ont compris que la transformation de l'hygiène dans la société est indissociable des conditions de vie des populations. Ingénieurs, médecins, syndicalistes, membres du patronat se sont mobilisés pour dévoiler, études à l'appui, la détresse sociale et morale de la population, même si cela a été fait au profit du capitalisme.
Dans cet esprit, Dubos (1961) a eu raison de rétorquer que «les sous-vêtements de coton lavable et la vitre transparente qui laisse passer les rayons de soleil ont fait plus que la médecine pour vaincre les infections».
La pénurie d'eau, les logements caractérisés par l'exiguïté et l'insalubrité, les déchets éparpillés un peu partout dans la «ville» par faute d'espaces précis et réglementés, les rats se promenant dans les caves et dans les escaliers des immeubles, le sous-équipement en matière d'évacuation des eaux usées, les multiples pathologies sociales ayant un lien avec l'injustice et les inégalités, pèsent trop lourd dans la balance, pour se limiter faussement à la question de la «conscientisation» des personnes.
Or, comment les personnes peuvent-elles se mobiliser pour la «cité» quand celle-ci n'est pas constituée politiquement et socialement ? Comment peuvent-elles agir quand elles se perçoivent enfermées dans un rouage qui les dépasse ? Comment peuvent-elles s'intéresser à l'espace «public» quand celui-ci est régi par des règles qu'elles ne connaissent pas, quand il n'est producteur d'aucune reconnaissance sociale, mais plutôt du mépris à son égard ? L'hygiène publique est donc loin d'être une simple question technique ou matérielle. Elle renvoie à la façon dont les rapports entre usagers, pouvoirs locaux et les représentants de la ville ont été politiquement construits.
L'absence d'un espace public
Les poubelles déposées à même le sol, à proximité des habitations, donnent une image hideuse de nos lieux de résidence. Mais plus fondamentalement, cela traduit un enjeu sociopolitique majeur : l'hygiène est indissociable de l'espace «public» et donc politique, qui reste à construire de façon démocratique. Il n'est donc pas étonnant que la régulation au quotidien de nos cités s'opère de façon aléatoire, favorisant de façon radicale le retrait, le scepticisme, l'indifférence des personnes qui se perçoivent peu impliquées dans la gestion de la ville. Alors que l'espace privé est barricadé, protégé, réaménagé et entretenu de façon scrupuleuse, révélant que les normes de propreté ont bel et bien été intériorisées par les personnes ; à l'extérieur, en sortant de chez soi, l'impression du néant semble dominer. La saleté envahit les escaliers de l'immeuble. Les caves sont rarement nettoyées. La diversité des sacs de poubelle indique l'absence de toute réflexion sérieuse sur les modalités uniformes d'entrepôt des détritus. Le dehors apparaît donc comme un monde social orphelin de tout dispositif social, politique et réglementaire qui puisse permettre aux habitants de construire sur des bases claires leurs relations sociales. Les tensions sont alors visibles entre les voisins. Chacun privilégie le repli sur soi, s'interdisant toute réalisation de soi dans une société profondément fragilisée parce que la confiance n'est pas de mise dans les rapports sociaux.
Dans les conflits, la raison du plus fort l'emporte largement. Le plus fort, c'est celui qui a souvent les «épaules larges» pour oser des empiétements sur un espace dit public, en créant des zones privées, sachant pertinemment qu'il ne sera jamais sanctionné. La sanction a-t-elle un sens quand le droit est en permanence transgressé, bafoué et balayé d'un revers de main ? La «cité» semble fonctionner par la médiation du rapport de force ou de la cooptation qui rend socialement inefficace tout recours à la légalité. Elle est fragilisée par les multiples dépassements, détournements ou dérives encastrés dans l'administration de la ville. Se plaindre devient un non-sens ou une aventure risquée, pour ne pas dire inutile face à des institutions fermées sur elles-mêmes, qui laissent peu de place à l'écoute et aux relations plus personnalisées.
Force est d'observer que le mode de représentation politique local connaît de sérieuses limites dans la production du citoyen qui s'efface dans les méandres des appareils administratifs. A l'absence de reconnaissance du citoyen défini par sa participation active dans la gestion de la cité, où ses droits et ses obligations sont objectivés, se substitue des personnes et non des citoyens, entassés de façon précipitée dans un espace social qui se construit en dehors d'eux. Face à l'absence de repères politiques transparents, à l'origine d'arbitrages devant s'opérer dans la gestion de la ville, le désoeuvrement, le sentiment d'injustice, l'indifférence, le stress, l'incertitude ou l'opportunisme sont au coeur des logiques sociales déployées par les personnes.
Une «ville» sans âme
La question de l'hygiène ne se réduit pas à adopter mécaniquement un comportement donné, «parce que la propreté ou la saleté absolue n'existe pas, sinon aux yeux de l'observateur» (Douglas, 1981). Le champ de l'hygiène publique dévoile, au-delà des restrictions budgétaires, des moyens techniques et humains insuffisants, une forme de paralysie sociale de la «cité». Elle apparaît livrée à elle-même, sans âme, sans autorité, sans identité particulière, sans poids moral et politique. Elle ressemble, pour reprendre une métaphore, à un bateau en plein milieu de la mer, qui chavire en l'absence d'un commandement légitimement reconnu. On peut multiplier les campagnes sur la ville la plus propre d'Algérie, les séminaires «prestigieux» et coûteux sur l'environnement, produire mille et une recommandations, la «cité» restera telle quelle parce qu'on aura occulté le fait majeur que l'hygiène publique n'est pas uniquement une affaire de spécialistes, mais de personnes politiquement reconnues comme des citoyens dans une ville qui doit être la leur... Ce qui est loin d'être le cas.
Le sociologue Michel Crozier (1977) disait à juste titre « qu'on ne change pas une société par décret», mais par un apprentissage collectif fondé sur l'écoute, la prise en compte de la parole de l'autre, et une démocratisation de la société qui ne se confond pas avec la libéralisation tronquée et chaotique qui fait la part belle aux acteurs reconvertis dans une économie de bazar et appelés pudiquement « hommes d'affaires». Il faut donc être précis sur les termes. Comme le souligne Ferrié (2003), «La libéralisation n'est pas destinée à amener une redistribution du pouvoir par le biais d'élections libres. Les politiques de «démocratisation» promues par les gouvernants autoritaires du monde arabe sont ainsi des politiques de «libéralisation», puisqu'elle ne visent qu'à faciliter le maintien des régimes en place».
La dimension sociopolitique de l'hygiène publique réapparaît de façon brutale quand les responsables locaux «oublient» de doter la ville de véritables toilettes publiques. Elles sont pourtant de l'ordre de l'utilité sociale et du respect de la personne humaine. Le respect ici englobe une signification de la «re-connaissance» ou de «l'identification» (Honneth, 2008). Le bureaucrate local pourra toujours invoquer mille et un prétextes pour justifier leur inexistence («ce n'est pas une priorité», «l'argent n'est pas disponible», « les difficultés de leur entretien», etc.). Convenons que leur absence dans la cité est loin d'être un détail sans importance. Elle dévoile de façon cruelle que nos vies ne valent pas grand-chose, contraignant un homme à fuir dans un café pour faire ses besoins les plus élémentaires. Mais comment peut faire une femme qui se promène en ville ou une personne diabétique contrainte d'uriner régulièrement ?
La question de l'hygiène publique est trop importante pour être réduite uniquement à une affaire de nettoyage ou d'entretien, au sens d'une machinerie qu'il suffit, même de façon aveugle, de mettre en branle en occultant les conditions de vie des personnes, le type de relations sociales que nous souhaitons construire au quotidien et plus précisément la place de l'homme et de la femme dans la «ville». Celle-ci ne semble pas encore émerger et s'imposer en l'absence d'un ordonnancement social négocié, devant permettre le bien-être des personnes se reconnaissant dans «leur» ville. L'enjeu essentiel de l'hygiène publique se cristallise dans les rapports que les personnes construisent socialement à leur espace de vie. Face à la paralysie sociale de la «cité», la distanciation et le retrait représentent des formes de résistance face à l'absence de reconnaissance sociale de la personne, qui se vit comme étrangère dans un espace «public» qui reste à construire...
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Références bibliographiques :
- Crozier M., Friedberg E., 1977, L'acteur et le système. Les contraintes de l'action collective, Paris, Seuil.
- Douglas M., 1981, De la souillure, Paris, Maspéro.
- Ferrié J.N., 2003, «Société civile», autoritarisme et globalisation des normes, «Journal des anthropologues», 94-95, 75-92.
- Honneth A., 2008, La société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, Paris, La découverte.
- Nietzsche F., 2000, Par-delà le bien et le mal, Paris, Librairie Générale de France.


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