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Pleure, ô femme mal-aimée
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 13 - 08 - 2009

Nous sommes en 2009. Depuis longtemps déjà, la nature n'est plus peuplée d'ogres et de monstres qui adorent la chair humaine. L'homme est arrivé à répondre à beaucoup de questions qui troublaient son sommeil et faisaient pondre à son imagination des histoires à dormir debout.
Il a remplacé les sorciers et les devins par des satellites. Il sait maintenant prévoir et guérir des maladies qui fauchaient auparavant des milliers de vies. Il n'arrête pas d'inventer des machines qui complètent merveilleusement bien les organes limités avec lesquels il vient au monde. Bientôt, il construira des appareils invisibles à l'oeil nu avec lesquels il pourra explorer son corps comme on se promène dans une ville. C'est naturel, l'homme est pourvu d'une cervelle pour réfléchir et résoudre les problèmes qui jaillissent de temps à autre sur son chemin. Et c'est pourquoi, quand il vit bien sûr dans une culture qui n'empêche pas les enfants de parvenir à l'âge adulte, qui ne leur apprend pas à marcher avec les béquilles de la fatalité, il crée des laboratoires et s'enferme dedans. Ainsi, l'homme a fait beaucoup de progrès. Luttant sans répit contre la bêtise, il avance.
Malheureusement, il y a sur la terre des gens que la bêtise ne gêne pas. Ils semblent même y trouver un certain plaisir, une certaine jouissance, ils sont à l'aise dedans comme dans un vêtement sur mesure.
C'est ainsi que des millions de femmes et de filles algériennes vivent presque tout le temps enfermées chez elles. Depuis son premier vagissement jusqu'à son dernier soupir, la femme algérienne étouffe entre quatre murs, la pensée et le corps bloqués et bornés par du béton armé ou du ciment et des briques. C'est ainsi depuis des siècles, et si jamais vous osez faire la remarque, vous provoquez un mécontentement presque général. La méfiance surtout. Ou des moqueries dures et bourrées d'allusions. Vous n'appartenez alors plus à la «communauté» des hommes. Si vous avez des poils sur la lèvre supérieure, vous déshonorez ce signe de virilité, et le mieux serait que vous achetiez le plus vite possible une lame jetable pour les raser, ces moustaches trompeuses. Vous serez cité comme un exemple d'homme que sa femme mène par le bout du nez. Encore pire, votre crâne loge des idées dangereuses et étrangères. Indésirables. Vous avez lu des livres écrits par des Occidentaux qui se sont juré de détruire notre identité et qui n'ont qu'un rêve: débaucher nos femmes et nos filles. Vous avez touché à des vérités éternelles. C'est que dans l'esprit des Algériens, le monde est divisé en deux parties inconciliables: une partie constituée des hommes et des garçons, et l'autre, des femmes et des filles. Cette vision des choses fait partie de l'héritage que nous ont laissé nos ancêtres, c'est-à-dire les gens qui ont vécu avant nous sur cette terre. En effet, à un certain moment de notre histoire, pour des raisons qui les arrangeaient, nos aïeux ont décidé que cette division était salutaire pour eux, qu'il fallait séparer les hommes des femmes, offrant aux premiers une liberté totale, et imposant aux secondes de rester chez elles. Pour que la chose soit prise au sérieux, ils ont prononcé des paroles pour nommer cette division, la signifier et la réglementer. Au fil du temps, ces paroles se sont transformées en lois indiscutables.
Ainsi donc, le monde extérieur appartient aux hommes et aux garçons et à eux seuls. Pourquoi ? Nous l'avons déjà dit: c'est ainsi depuis toujours et il ne faut surtout pas contrarier les ancêtres. Ce n'est pas bien de les énerver, raconte la mère à ses enfants et l'instituteur à ses élèves. Il ne faut pas toucher à ce qu'ils ont dit. Vous n'avez rien à dire, tout a été dit une fois pour toutes, écoutez comme c'est merveilleux, rappelez-vous de ça les petits, vous serez très gentils, maintenant répétez après moi: oh ! oh ! C'est très bien, maman va vous préparer des beignets ruisselants de miel, votre enseignant vous fera un cadeau, l'examen sera facile, vous aurez l'exercice qu'on a corrigé ce matin.
Donc, les hommes ont ce droit inaliénable et sacré d'aller où ils veulent, de sortir de la maison quand ils veulent, de rentrer quand ils le désirent, de voyager aussi loin qu'ils souhaitent, de s'amuser dehors, de jouer au foot, aux dominos, aux cartes, de fumer une cigarette dans le café du coin avec les copains, d'éclater de rire dans la rue, d'aller à la mer pour se rafraîchir et reluquer un coup, de rester dehors jactant pendant des heures, de s'habiller aussi farfelu qu'on peut l'imaginer, de fréquenter les cybercafés afin de tchatcher avec l'étrangère, en évitant bien entendu de se dévoiler, en se déguisant en homme moderne très cool et tout, bref de faire des tas de choses, librement, parce que c'est permis. Ce sont nos coutumes qui veulent ça. Et les coutumes chez nous sont comme les goûts ailleurs, ça ne se discute pas. Pourquoi ? Ne posez surtout pas cette question autour de vous. Vous risqueriez de mettre en colère votre interlocuteur. Mais si jamais vous ressentez un jour un besoin impérieux de la poser quand même, votre question, évitez en général les universitaires. Nos paysans analphabètes sont beaucoup plus tendres que ces quidams qui ont été à l'école.
Et la femme ? Nos coutumes ont décidé qu'elle doit rester à la maison et de n'en sortir que si la nécessité l'impose, après avoir évidemment demandé la permission au père, au frère ou au mari. Les femmes et leurs filles sont destinées à laver le linge sale, le rincer, l'essorer, le repasser, le ranger; nettoyer le parterre; faire briller les meubles, dépoussiérer partout; préparer le repas, servir le repas, desservir la table, l'essuyer; s'occuper des enfants, la mère restant éveillée pendant toute la nuit quand ils ont de la fièvre; tout ça presque continuellement, et regarder des feuilletons idiots dans les petites pauses qu'elles s'offrent de temps à autre. Comme ces hommes qui étaient condamnés à ramer sur les galères du roi, nos femmes sont condamnées à servir les mâles qu'elles ont enfantés. A longueur de vie. Jusqu'à ce que mort s'ensuive. Encore plus, même quand elles ont un boulot, elles se tapent tout le travail de la maison quand elles rentrent chez elles, en se gardant de se plaindre. Car «il» a horreur, Monsieur, des plaintes. Lui aussi, il travaille. Mais il oublie d'ajouter qu'il est libre. Que les coutumes et les lois l'ont toujours privilégié. Et les hommes et leurs fils trouvent que c'est normal que des êtres humains comme eux vivent coincés dans des trous pendant toute une vie, le corps enchaîné à un évier. Souvent grosse gueule, comme le lui apprend sa culture, le garçon apprend très vite à exploiter ses soeurs et à leurs commander. Quand il a fini de se défouler en plein air, il rentre à la maison pour se remplir la panse avec un repas préparé par la mère ou la soeur qu'il regarde comme des créatures créées pour le servir. Des millions de garçons vivent ainsi. De petits roitelets gâtés. Quand il a terminé de manger, la soeur ou la mère vient dégager et nettoyer la table, et ce spectacle ne le dérange en aucune manière, et ne provoque en lui aucune question, la nature a voulu que les femmes soient des domestiques. Il n'oubliera pas de changer de vêtements, ceux qu'il porte lui paraissent un peu sales, il demandera à sa soeur de s'en occuper. Cet après-midi, lui et ses copains du quartier ont décidé d'aller à la mer. Ils se rinceront l'oeil en buvant du regard les très rares baigneuses qu'ils apercevront là-bas.
Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Ces hommes et ces jeunes hommes qui sont si durs avec le sexe féminin regardent beaucoup de films. Face à l'écran, évidemment seuls, ils se débarrassent des interdits avec lesquels ils s'étouffent et étouffent leurs femmes et leurs soeurs, s'abandonnant aux rêves les plus farfelus qui soient. Pendant des heures, ils bouffent des rêves pour survivre à la vie sans joie qu'ils s'imposent. Ils fantasment sans trêve sur des images, alors qu'ils pourraient être heureux avec les femmes qu'ils ont cloîtrées. Ils sont malheureux et ils savent pourquoi ils le sont. Mais comment pourraient-ils accéder au bonheur en barricadant à double tour des millions de femmes et de filles chez elles ? Par quel miracle un homme pourrait-il être heureux en vivant perpétuellement avec des hommes ?
Les femmes et leurs filles sont aussi de grandes consommatrices de films. Ces temps-ci, elles raffolent particulièrement des feuilletons turcs. Ce sont de longues histoires d'amour, ruisselantes de tendresse et de gémissements. De regards plus suggestifs qu'une caresse, qui débrident l'imagination et l'aiguillonnent vers les jardins où poussent les fleurs interdites. Les acteurs sont très beaux. Et à force de vivre les yeux braqués sur ces acteurs, ignorées par les hommes en chair et en os qui les entourent, les femmes finissent par prendre la télé pour le monde réel. Encore pire, elles finissent par détester sortir, elles préfèrent maintenant rester chez elles, elles ne veulent plus poser le regard sur la laideur qui les environne, elles se hâtent de terminer le ménage, elles ne sont heureuses que face à l'écran, cette fontaine d'où coulent à flots des soupirs qui les déchirent. Les hommes de chez nous ont commis une erreur monumentale. En enfermant leurs femmes, en les négligeant, ils les ont jetées dans les bras tendres des belles images qu'elles regardent. L'Algérienne peut parler avec sa voisine ou sa copine de l'acteur turc ou du chanteur oriental pendant des mois, les yeux langoureux, la voix caressante, et ne pas piper un traître mot sur l'homme avec lequel elle a convolé en justes noces. Comme s'il n'existait pas. Sinon, lorsqu'elle est obligée de l'évoquer, ce sont souvent des larmes qui jaillissent de ses yeux, ou des plaintes qui suintent de ses lèvres. Pauvre homme !
Bien sûr, les Algériens ont des raisons solides qui font qu'ils ne peuvent pas permettre à leurs femmes et filles de sortir. Un Algérien n'est jamais à court d'arguments. Il sait en fabriquer avec une aisance qui provoque l'admiration. Quand vous abordez avec lui ce sujet, une des justifications qu'il dégaine comme un revolver, c'est celle de l'absence des lieux de détente et des aires de jeu. Où voulez-vous que j'aille avec ma femme et mes enfants ? Montrez-moi un seul coin propre où une famille pourrait se promener sans courir le risque d'assister à un spectacle contraire à nos valeurs ? Il se lance: les ivrognes et les bandits grouillent partout où vous posez le pied. C'est l'insécurité totale. Je ne suis pas fou pour exposer ma famille au danger. Ni Dieu ni les hommes ne me pardonneront cet acte insensé. Je suis responsable, moi ! Et ces histoires, il les raconte chez lui avec plus d'émotion et de conviction, sans répit, il noircit le tableau, il en rajoute, afin d'étouffer en son épouse et ses filles toute envie de sortir. Généreux, il les laisse conclure: il vaut mieux rester chez soi. Tu veux un thé ? Non, je suis obligé de sortir, je rentrerai un peu tard, ce n'est pas la peine de m'attendre, j'ai à faire, la femme devrait remercier Dieu jour et nuit de l'avoir créée femme, elle n'est pas obligée elle de quitter la chaleur et la sécurité du foyer, que Dieu l'en préserve.
En fait, si c'est vrai que l'Algérie est un pays qui se distingue par une absence presque totale de ces espaces de repos si indispensables aux citoyens, l'Algérien ne se plaint pas sincèrement de cet état de choses, il en profite. Ça convient parfaitement à sa mentalité. La vérité est qu'il ne veut pas sortir avec sa femme. Il a peur du ridicule. Sortir se promener avec son épouse est un manque de virilité. Et qu'il soit analphabète ou bardé de diplômes, c'est en général la même chose. Les deux ont tété le même sein. C'est pourquoi beaucoup de nos enseignants ne ratent aucune occasion pour injecter quelques gouttes de sexisme déguisé en morale dans les cours qu'ils donnent. C'est pourquoi nos élus et nos responsables, qui sont aussi des Algériens, ne pensent que rarement aux espaces qui permettraient aux citoyens de se délasser. Comment un maire ou un député qui ne sort jamais avec sa femme pourrait-il songer à une chose pareille ? Le monde extérieur est le produit d'une mentalité.
Ce n'est pas dû au hasard si nos routes et nos rues sont défigurées par les dos-d'âne. En effet, s'il existe une chose que les citoyens algériens peuvent demander et obtenir illico presto, c'est bien le dos-d'âne. Les psychologues devraient se pencher sur le phénomène et nous expliquer pourquoi nos responsables adorent mettre partout ces obstacles, avec joie et empressement.
L'Algérien serait-il donc misogyne ? Si vous voulez connaître la réponse, écoutez-le quand il parle de la femme en général. Il a sur son compte des histoires et des proverbes qui en disent long sur ce qu'il pense d'elle. Elle est frivole et superficielle. Ses conversations sont vides de sens et terriblement ennuyeuses. Elle est incomplète. Elle est trompeuse. Elle adore les ragots. Elle est indigne de la confiance. Elle est paresseuse. Il faut tout le temps avoir l'oeil sur elle comme sur un enfant. Son corps est dangereux et peut provoquer un séisme ou une inondation. Quand il s'agit de sa mère, il n'est qu'amour et respect. Y a-t-il une contradiction entre ce qu'il dit de la femme en général et de sa mère en particulier ? Non.
Et lui, le sexe masculin, comment est-il ? Evidemment, parfait. Il est profond et intelligent. Ses conversations sont chargées de sens et très intéressantes. Il est complet. Il est loyal. Il a horreur des racontars. Il est digne de confiance. Il est travailleur. Il est adulte et responsable. Son corps est inoffensif. C'est un ange.
D'ailleurs, notre culture nous apprend qu'on ne critique pas un homme. C'est ce qu'on dit encore maintenant à une jeune fille quand un prétendant qui ne lui plaît pas demande sa main. C'est un homme.
Nous sommes en 2009. Aujourd'hui encore, les Algériens ignorent que des enfants élevés par des femmes soumises et méprisées ne peuvent devenir des hommes heureux de vivre, mûrs, libres et audacieux. Ils ignorent que des enfants qui grandissent dans une culture qui infantilise la femme ne pourront produire plus tard que du malheur et des dos-d'âne.


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