Dans l'introduction de sa conférence sur l'abbé Alfred Bérenguer, donnée au siège de l'association Dar Es-Salem à Tlemcen, M. Ahmed Benchouk, ancien membre du MALG, ex-wali de Béjaïa et ancien directeur de l'Ecole nationale d'administration d'Oran, dira pour justifier son initiative : «Le moment est venu pour rendre justice à cette figure». Ami de Bérenguer, donc connaissant les péripéties de son parcours, notamment son engagement pour la cause nationale, Benchouk se remémore encore que Bérenguer est mort dans l'anonymat le plus absolu et qu'il a été enterré à Tlemcen presque dans la discrétion en présence d'une poignée de personnes. Pourtant, l'abbé Bérenguer a eu ses moments de gloire puisqu'il a été, chrétien qu'il était, un des proches de Che Guevara, venu lui rendre visite ici en Algérie, et l'ami de Fidel Castro, icônes du communisme et de la révolution anti-impérialiste. Il a été député dans la première Constituante qu'il a quittée de son propre chef, et il a été sollicité par Ben Bella, le premier président de la République, pour occuper le poste de conseiller. Offre qu'il avait déclinée. Ce qui montre que sa trajectoire n'a pas été des plus banales. Né à El-Amria le 30 juin 1915, de condition modeste puisque son père était un simple mécanicien, il réalisera très tôt la discrimination entre Européens et autochtones. L'école laïque de Jules Ferry faisant de l'enseignement un droit pour tous lui ouvrira les yeux sur les décalages entre le discours et le vécu. Deux instituteurs vont jouer un rôle déterminant dans son existence. Mr Dujardin lui inculquera notamment la passion pour l'histoire. Cependant, le prêtre de son village natal réussira à convaincre sa famille, malgré l'anticléricalisme de son père, de l'inscrire au séminaire. Là aussi, il découvrira les différences entre l'école républicaine et l'enseignement dispensé aux séminaristes, ne favorisant aucunement l'épanouissement personnel. Mais nécessité oblige, il suivra le cursus et fera le séminaire d'Arzew, de Frenda et celui d'Oran. Pour éviter toute équivoque, Bérenguer, ouvertement critique vis-à-vis de l'Eglise, notamment dans son livre « Un curé d'Algérie en Amérique latine (1959-1961) », s'est toujours revendiqué en tant que chrétien convaincu. La Seconde Guerre mondiale constituera un tournant dans son existence. Malgré sa maladie (une pleurésie purulente), il s'arrangera pour être mobilisé. Il se retrouvera dans le 4e RTT (Régiment des tirailleurs tunisiens), composé essentiellement de Maghrébins, devenu célèbre lors de la bataille de Monte-Cassino lors de la campagne d'Italie. Blessé puis hospitalisé après avoir échappé miraculeusement aux soldats allemands, il fuira son lit d'hôpital pour joindre ses camarades au front. Il s'est retrouvé sous les ordres du Maréchal Juin et fera la connaissance de Ben Bella durant cet épisode de son existence. A la fin de la guerre, il sera démobilisé avec honneur par le Général De Gaulle. Durant la guerre de libération nationale, il mettra les relations qu'il avait gardées au sein de la hiérarchie militaire française au service de la cause algérienne. Juste après la guerre, il reprendra sa soutane et s'installera à Remchi, après un passage à Sidi-Bel-Abbès et Mascara. L'éclatement de la guerre de libération nationale ne va pas le surprendre, conscient qu'il était de la grande injustice de l'ordre colonial. En 1955, il écrira son texte devenu célèbre que le quotidien Oran Républicain publiera, «Regard chrétien sur la situation en Algérie». Dans ce texte, où il estimera «tout à fait naturel» que «les musulmans soient nationalistes», il ne dissimulera pas sa position en faveur de l'indépendance de l'Algérie. S'inscrivant dans cette logique, il mettra sur pied des groupes de soutien aux familles dont les fils ou les chefs de famille ont rejoint le maquis. Mobilisant ses relations et exploitant la respectabilité que lui conférait sa soutane, il commencera à alimenter les maquis en médicaments et en habillement, notamment les chaussures. Repéré, il sera expulsé d'Algérie en mai 1956 par arrêté du préfet d'Oran. A Marseille où il s'installa, il donnera une série de conférences dans les cercles susceptibles d'épouser la cause algérienne. Aussi, il profitera de cet exil pour lire énormément. C'est Guy Mollet, une de ses connaissances, qui annulera l'arrêté d'expulsion dont il était victime. De retour chez lui, il reprendra son activité militante qui lui coûtera en 1958 une condamnation de dix ans de prison, assortie de dix ans de privation de ses droits civiques. Il se mettra au vert au Vatican pendant quelque temps, où il était devenu un habitué de sa bibliothèque, une des plus grandes au monde. C'est lors de son séjour dans ce pays qu'il fera la connaissance de l'évêque du Chili qui lui propose d'aller s'installer à Santiago. Dès décembre 1958, il assumera le poste d'enseignant de la langue française dans un lycée de la capitale chilienne. Quand l'ONU décréta «1959 l'année du réfugié», Bérenguer bondira sur l'occasion pour faire connaître auprès de l'opinion publique des pays de l'Amérique latine la situation des réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc. Pour lui conférer une couverture officielle, la direction politique de la Révolution algérienne le nommera représentant du Croissant-Rouge au niveau du continent sud-américain. Dans son livre déjà, il relatera les déboires et les obstacles que les services français dresseront afin de l'empêcher d'accomplir sa mission qui dépassait de loin le cadre humanitaire. De Gaulle ira jusqu'à désigner André Malraux, fort de son aura d'un des grands intellectuels de son temps, pour endiguer l'audience de ses activités en faveur de la lutte pour la libération du peuple algérien. Fidel Castro, qui sollicitera ses relations au Vatican pour gagner les sympathies de l'Eglise cubaine à son entreprise, mettra à sa disposition toute une logistique et lui accorde même un passeport diplomatique cubain. Sur sa demande, le leader cubain écartera son propre frère et le mettra en contact avec «le médecin argentin» (Che) pour faciliter sa tâche. Ses innombrables pérégrinations en Amérique latine ont fini par porter leurs fruits. Il est derrière le vote de l'essentiel des pays de ce continent en faveur de l'autodétermination du peuple algérien aux Nations unies, une consécration internationale de la question algérienne juste au moment où la lutte armée commençait à afficher son essoufflement. Lors de son retour à Tunis en avril 1961, il a été accueilli en bas de la passerelle de son avion par les plus hautes autorités politiques du GPRA, dont Benkhedda et Abdelhamid Mehri. Ce qui témoigne que son oeuvre en faveur de l'entreprise de libération nationale n'a pas été une simple mission. Au lendemain de l'indépendance, il a été nommé président de la Commission des affaires étrangères au niveau de la Constituante, premier parlement de l'Algérie indépendante. L'adoption du code de la nationalité, instituant l'adhésion à l'Islam comme condition sine qua non pour accéder à la nationalité algérienne, et l'adoption de la loi sur la peine de mort ont décidé du départ de Bérenguer de cette institution. Feu Kaïd Ahmed, qui à la dernière minute imposa le texte de loi sur la nationalité en balayant un travail de plusieurs semaines, n'est pas étranger à la démission de Bérenguer. Revenu à Oran, il enseignera dans un lycée et sera finalement nommé à la tête de l'Eglise Saint-Esprit d'Oran. C'est lui qui devait remplacer Claverie après son assassinat au milieu des années 90. L'Abbé Bérenguer avait choisi volontairement de se fondre dans la foule des anonymes. Ce qui ne l'a pas empêché d'être une sorte de passage obligé de tous les visiteurs de marque de la ville d'Oran. Léotard, alors numéro un du PRF (devenu par la suite l'UMP), avait tenu absolument à le rencontrer lors d'un passage à Oran. C'est aussi le cas du journaliste Perroncel Hugoz du quotidien Le Monde. Tombé malade, il séjournera quelque temps à la Maison des Petites-Soeurs-des-Pauvres se trouvant au milieu de la rue Max Marchand. Il sera transféré à Aix-en-Provence où habitait une de ses proches parentes. C'est là qu'il rendra l'âme le 14 novembre 1996. Pour exaucer sa dernière volonté, sa dépouille sera transférée à Tlemcen où il sera enterré dans le cimetière municipal chrétien. C'est le gouvernement algérien qui avait pris en charges les frais de ce transfert. Bérenguer, qui avait déclaré «Je n'ai pas de nation mais j'ai une patrie», se sentait Algérien jusqu'à la moelle des os. Pour ramasser sa vie dans une phrase, Ahmed Benchouk citera Saint-Exupéry : «Il a fait de sa vie un rêve et du rêve une réalité». Alfred Bérenguer, méconnu par le grand public dans son propre pays, mérite un meilleur sort. C'est la résolution que la conférence de Benchouk a produite sur certains de ses auditeurs.